Livre
Une histoire de la musique : Lucien Rebate
Texte
lorsque paraissent en 1898 ces trois Chansons de Bilitis, Debussy a terminé depuis trois ans une première version de Pelléas. Il l’a exécutée devant quelques intimes. Mais il n’en est pas entièrement satisfait. Des projets de représentation à Londres et à Bruxelles n’ont pas abouti. L’œuvre reste en carton, mais subira des retouches et des remaniements importants avant la création en 1902.
Dans les Chansons de Bilitis, aussi bien que dans le Quatuor, le Faune et Pelléas, Debussy fait un usage fréquent des anciens mode médiévaux, mais qu’il soumet à toutes les altérations du chromatisme : ce que veulent ignorer les théoriciens d’une opposition tranchée entre la « conscience modale », séculaire chez les musiciens français, et la musique germanique, bâtie sur les fonctions tonales, évoluant selon leur élargissement progressif, jusqu’à leur saturation complète. Le libre syncrétisme de Debussy déborde ces catégories trop cloisonnées.
Entre-temps, la vie de Debussy a été passablement accidentée. Au début de 1897, après on ne sait laquelle des innombrables infidélités de son amant, sa maîtresse, Gaby se tire un coup de revolver dans la poitrine. La froideur et même l’ironie grinçante de Claude devant cette tentative de suicide le brouillent avec plusieurs de ses meilleurs amis, Ysaye, les Chausson. Guérie de sa blessure, la modiste revient d’ailleurs chez le musicien, et leur rupture m’aura lieu qu’un an plus tard, quand Gaby se munira d’un protecteur sérieux. Anecdote célèbre : le jour même du mariage, Debussy a été obligé de donner une leçon de piano pour pouvoir payer le repas de noces.
L’hommage aux formes classiques dans les trois pièces du recueil pour le piano (Prélude, Sarabande et Toccata), composées entre 1896 et 1900, est plus capricieux que convaincant. La Toccata est un compromis, qui a été imité jusqu’à la satiété, entre la tradition et des joliesses harmoniques assez superficielles.
Le 9 décembre 1900, Debussy remportait son premier succès devant le grand public, avec la création aux concerts Lamoureux de ses Nocturnes pour orchestre. Nuages, Fêtes, le troisième, Sirènes, qui comporte un chœur de femmes, n’ayant été créé que l’année suivante. Ces pages, les plus importantes et les plus séduisantes de Debussy entre le Faune et Pelléas — il y travailla trois ans après avoir rejeté une première version avec violon principal s’expliquer. Les critiques les plus favorables de 1900 avaient vu dans les Nocturnes une réussite très neuve de l’impressionnisme musical. Plus tard, des hommes de grand savoir tels que Charles Kœchlin, puis aujourd’hui les jeunes musiciens admirant non moins sérieusement en Debussy un de leurs précurseurs, ont jugé péjoratif, pour ce qu’il a de vague, pour la fadeur qu’il évoque, « voilant la révolution debussyste d’un écran de fumée rose », ce terme d’impressionnisme qui nous a nous-même agace dans notre jeunesse par son élasticité littéraire. Le malentendu remonte à Jean Cocteau, qui ne cessa de dégrader son talent en le dispersant, lorsque, en 1918, dans Le Coq et l’Arlequin, redoutant d’être confondu avec l’avant-garde de l’avant-veille, il écartait Debussy et Claude Monet comme des cravates dont on est fatigué, approuvant la dame qui comparait une cathédrale de Monet à une glace en train de fondre, blaguant le cheveu en quatre de Mélisand, rejetant « la sauce des musiciens impressionnistes », écrivant : « On ne peut pas se perdre dans le brouillard Debussy comme dans la brume Wagner, mais on y attrape du mal. »
On est si loin à présent de ces propos saisonniers et fragiles, qui contribuèrent à l’éclipse de Debussy entre les deux guerres, que l’on ne veut même pas en retenir la notion d’impressionnisme pour la musique. Le terme, ni plus ni moins heureux qu’« expressionnisme », « cubisme » ou « abstraits », s’est bien rapporté motifs se répondant et interférant dans la peinture, la poésie et la musique. Dans cet art de fixer les images et les émotions fugaces, changeantes, le Baudelaire des Tableaux parisiens, le Verlaine de La Bonne Chanson, Sisley, Pissaro, Renoir, Monet durant toute se carrière, le Debussy des années les plus fécondes sont bien les uns et les autres en affinité. Pour en exclure Debussy, il faudrait révoquer tous les textes où il enjoint aux musiciens d’aller voir se lever le soleil plutôt que d’écouter la Symphonie pastorale, d’être attentif aux conseils de vent qui passe, de se pénétrer des gammes de couleurs qui jouent les saisons, il faudrait rejeter son propre commentaire des Nocturnes : « Il ne s’agit pas de la forme habituelle du Nocturne, mais de tout ce que ce mot contient d’impressions et de lumières. » Prétendre que Debussy s’adonne à la littérature facile, c’est oublier que l’écriture de ses poèmes d’orchestre, procédant par succession de petits motifs mélodiques et rythmiques répartis entre des timbres isolés — clarinette, basson, cor anglais, hautbois, violon solo dès les premières mesures de Nuages — transfère exactement dans le langage musical la juxtaposition des touches colorées chez Monet et ses amis, qu’elle rompt l’ancien développement symphonique de même que les peintres impressionnistes éludent les contours du dessin traditionnel. Cocteau aurait bien pu se mordre la langue en apprenant que Kandinsly, l’apôtre de la nouvelle peinture, avait découvert sa vocation devant les séries de meules et de cathédrales de Claude Monet, dédaignées par le snobisme étourdi de 1925. Faire des impressionnistes les peintres du flou doucereux, c’est répéter un lieu commun suranné. On se ridiculiserait en discutant la virilité de Claude Monet, les fermes assises de son art jusque dans des tableaux presque entièrement composés de ciel et de mer comme sa Cabane du douanier dans une collection suisse. On ne peut pas ignorer non plus que sous leur nonchalante apparence, les Nuages de Debussy sont précisément construits selon les trois parties du lied classique, que les Fêtes sont un scherzo placé entre les deux mouvements lents, et dont la fanfare stylisée constitue le trio.
Le succès des Nocturnes a valu à Debussy, toujours désargenté, la critique musicale de La revue blanche. Ses principaux articles seront réunis dans le petit livre Monsieurs Croche antidilettante. Monsieur Croche étant un curieux personnage inspiré de Monsieur Test de Paul Valéry, et à qui l’auteur a coupé trio tôt la parole. Debussy est un bon journaliste, concis, avec les mots gouailleurs des cafés d’artistes qu’il a beaucoup fréquentés, acerbe pour les confrères étrangers et les anciens –son éreintage assez judicieux de chevalier Gluck est resté célèbre –prudent avec ses contemporains français; mail il prend sa revanche en les étrillant dans sa correspondance privée.