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Théorie et réalités de la musique grecque : 1

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Une histoire de la musique : Lucien Rebate

Texte

La musique a été quotidiennement mêlée à la vie grecque depuis les temps de la Crète jusqu’à la décadence hellénistique. Elle entre dans tous les mythes. Les fouilles ont mis à jour dans les couches les plus anciennes des exemplaires relativement perfectionnés de ses instruments favoris, l’aulos apparenté au hautbois et qui pouvait avoir deux tuyaux (aulos double), la lyre à sept cordes dont la cythare est dérivée.

L’évolution de cette Grèce musicale séduit l’esprit. Elle s’est élevée rapidement de la magie primitive à l’art personnel. Ses premiers compositeurs, Terpandre (VIIIsiècle), Archiloque, Tyrtée (VIIe siècle) ont pris place dans la légende aussi glorieusement qu’Homère. Bien que toujours liée à un texte poétique, elle embrassa tous les genres. Elle eut sa musique d’apparat avec les odes de Pindare, musicien tout autant que poète, ses lieder avec les chansons d’amour de Sappho accompagnées sur la lyre orientale, ses musiques de table avec les chansons de banquets, son opéra avec la tragédie, presque entièrement musicale à l’origine, réunissant sur la scène à son apogée le chant choral, la danse, la récitation accompagnée et les soli chanté. Nos notions sur ce point sont claires, puisque nous savons à quels mètre poétiques du texte correspondait chaque partie du spectacle, et que les parties purement musicales étaient plus développées chez Eschyle que chez Euripide, les trois grands poètes tragiques ayant été aussi musiciens. La Grèce eut même son opéra comique avec la comédie antique qui comportait, outre les danses, de strophes chorales et des ariettes d’origine populaire, des parodies de la musique grave, des ensembles où le chœur commentait acec ironie le débit accéléré des personnages en train de se chamailler ou de lamenter burlesquement leur sort.

Mais à quoi ce brillant inventaire correspondait-il réellement ? Notre connaissance directe de la musique grecque se borne à une vingtaine de morceaux : certains auteurs disent seize, s’autres trente, selon leur opinion sur l’authenticité de telle pièce et leur manière de compter par sources ou par fragments. Le tout tiendrait à l’aise sur une face de nos microsillons. Outre que la plupart de ces vestiges datent de la basse époque et que les trois ou quatre vraiment anciens e sont que des bribes, leur substance musicale est très modeste. Ce sont de grêles mélodies, fort peu expressives, sans aucune indication d’accompagnement. Echantillons bien insignifiants et bien courts pour juger de tout un art. Mais nous possédons aussi une bonne partie des innombrables écrits que la musique a suscités chez les Grecs. Il nous permettent d’avoir sur elle une opinion assez solidement fondée.

Cette musique nous apparaît sous la forme d’une mélodie simple jusqu’à la pauvreté, accompagnée, quand elle était vocale, par des instruments assez frustes que l’on ne songea guère à perfectionner, et qui se contentaient de la reproduire avec parfois de légers écarts. Elle ne s’interdisait pas en principe les grands intervalles, mais se mouvait à l’ordinaire dans un espace ou ambitus aussi étroit que les mélodies asiatiques, sans y attendre à la même finesse des passages et des dégradés. Dans les œuvres qui réclamaient de nombreux exécutants, comme les chœurs, la bonne règle était de chanter et de jouer à l’unisson. Les choristes, dépourvus de tout rudiment musical, aux voix incultes, n’ayant quelque sûreté que dans un registre très restreint, auraient été incapables d’ailleurs d’une tâche un peu délicate.

Dès le XVIIIsiècle, on a cherché dans cette musique des éléments de polyphonie. La discussion a été souvent rouverte et inutilement compliquée pour appuyer des thèses modernes passablement spécieuses. En fait, des instruments comme l’aulos à double tuyau et double anche, d’origine égyptienne, pouvaient accompagner par un bourdon leur mélodie principale. Dans les chœurs mixtes d’enfants et d’hommes, l’unisson parfait était impossible, les voix chantaient à la distance d’une octave, ce qui ne représente pas pour nous un intervalle polyphonique, mais l’était pour les Grecs sous le nom d’antiphonie. Certains accords intervenaient, mais isolément. D’autre part, les quelques variantes à la mélodie chantée que s’autorisaient les instrumentistes accompagnateurs restaient embryonnaires.

Cette hétérophonie, selon le terme grec, demeura épisodique, hasardeuse, faute d’une organisation harmonique dont les Anciens n’avaient pas le sens, et de ce fait aussi souvent rugueuse, dissonante. Elle déplaisait à Platon, qui l’écartait de l’enseignement musical. Aucune règle n’avait été prévue pour elle, et sa pratique ne s’étendit jamais au-delà des petits cercles de curieux et de virtuoses.

Les Grecs furent les premiers à imaginer, des le VIe siècle av. J.-C., un système de notation relativement précis, utilisant pour signes les caractères d’un alphabet archaïque, droits renversés ou couchés, selon qu’ils répondaient au son naturel, à un demi-ton, ou à l’élévation d’un quart de ton. Mais il l’utilisaient assez peu — et compte tenu des destructions c’est une des raisons du petit nombre des fragments que nous avons retrouvés — parce que leurs compositeurs travaillaient constamment sur des prototypes consacrés, les nomes, schémas mélodiques d’origine souvent très ancienne, traditionnellement adoptés, et que le public aimait à retrouver, plus ou moins développés, enrichis de variations. Nous possédons maints témoignages des philosophes justifiant cette routine des auditeurs, parce que, disent- ils, rien n’est pus délectable que de découvrir de nouvelles finesses dans un air que l’on connaît déjà de s’attacher aux nuances de son exécution.

La musique grecque était faite pour ces paresseux mélomanes. Durant des siècles, et les siècles les plus brillants du classicisme, elle ne s’écarta pas d’une coupe strophique très simplette, tantôt avec une strophe se répétant indéfiniment sur un rythme et une mélodie identiques, tantôt avec deux strophes symétriques et une troisième strophe différente, l’épode, les deux couplets et cette sorte de refrain constituant une triade. Vers le milieu de Ve siècle, sous les gouvernements démocratiques, apparurent cependant les compositions anaboliques, faites de strophes dissemblables par leur mélodie et leur longueur. Ces libertés assez modestes divisèrent d’ailleurs violemment le public. Platon, Aristophane, archiconservateurs, étaient dans le camp des protestataires. Aristote, en revanche, approuvait, et Euripide adoptait le genre anabolique pour ses tragédies. Mais dès la génération suivante, Athènes, tête et cœur de l’Hellade, allait voir s’amorcer son déclin.

La disparition presque complète de la musique grecque n’est donc en rien comparable à celle de la peinture d’Attique et d’Ionie, qui  fut un désastre pour l’héritage humain. Art attardé que la musique, avons-nous dit, le premier né peut-être, mais le plus lent dans sa croissance. Même dans une société aussi évoluée et créatrice qu’Athènes, elle n’avait pu trouver les conditions physiques, psychologiques, morales indispensables à son essor.

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