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Tlön, Uqbar, Orbis Tertius : 5

Livre

Ficciones : Jorge Luis Borges

Texte

Des siècles et des siècles d’idéalisme n’ont pas manqué d’influer sur la réalité. Dans les régions les plus anciennes de Tlön, le dédoublement d’objets perdus n’est pas rare. Deux personnes cherchent un crayon ; la première le trouve et ne dit rien ; la seconde trouve un deuxième crayon non moins réel, mais plus conforme à son attente. Ces objets secondaires s’appellent hrönir et sont, quoique de forme disgracieuse, un peu plus longs. Jusqu’à ces derniers temps les hrönir furent les produits fortuits de la distraction ou de l’oubli. Il semble invraisemenblable que leur production méthodique compte à peine cent ans mais c’est ce que déclare le onzième tome. Les premiers essais furent stériles. Le modus operandi mérite toutefois d’être rappelé. Le directeur d’une des prison de l’État communiqua aux prisonniers que dans l’ancien lit d’un fleuve il y avait certains sépulcres et promit la liberté à ceux qui lui apporteraient une trouvaille importante. Pendant les mois qui précédèrent les fouilles on leur montra des planches photographiques de ce qu’ils allaient trouver. Ce premier essai prouva que l’espoir et l’avidité peuvent inhiber ; une semaine de travail à la pelle et au pic ne réussit pas à exhumer d’autre hrön qu’une roue couverte de rouille, de date postérieure à l’expérience. Celle-ci fut maintenue secrète et répétée ensuite dans quatre collèges. Dans trois d’entre eux l’échec fut presque total. ; dans quatrième (dont le directeur mourut fortuitement pendant les premières fouilles) les élèves exhumèrent — ou produisirent — un masque en or, une épée archaïque, deux ou trois amphores de terre et le torse verdâtre et mutilé d’un roi portant sur la poitrine une inscription qu’on n’a pas encore réussi à déchiffrer. C’est ainsi qu’on découvrit l’incapacité de témoins qui connaîtraient la nature expérimentale des recherches… Les investigations en masse produisent des objets contradictoires ; on préfère maintenant les travaux individuels et presque improvisés. L’élaboration méthodique des hrönir (dit le onzième tome) a rendu des services prodigieux aux archéologues. Elle a permis d’interroger et même de modifier le passé, qui maintenant n’est pas moins malléable et docile que l’avenir. Fait curieux : les hrönir au second et au troisième degré — les hrönir dérivés d’un autre hrön, les hrönir dérivés du hrön d’un hrön — exagèrent les aberrations du premier ; ceux du cinquième degré sont presque uniformes ; ceux de neuvième se confondent avec ceux du second ; dans ceux du onzième il y a une pureté de lignes que les originaux n’ont pas. Le processus est périodique : le hrön au douzième degré commence déjà à déchoir. Plus étrange et plus pur que tout hrön  est parfois le ur : la chose produite par suggestion, l’objet débuit par l’espoir. Le grand masque en or que j’ai mentionné en est un exemple illustre.

Dans Tlön les choses se dédoublent ; elles ont aussi une propension à s’effacer et à perdre leurs détails quand les gens les oublient. Classique est l’exemple d’un seuil qui subsista tant qu’un mendiant s’y rendit et que l’on perdit de vue à la mort de celui-ci. Parfois des oiseaux, un cheval, ont sauvé les ruines d’un amphithéâtre.

1940. Salto Oriental.

post-scriptum de 1947. — Je reproduis l’article précédent tel qu’il parut dans l’Anthologie de la littérature fantastique, 1940, sans autre amputation que quelques metaphores et une sorte de résumé railleur qui maintenant est devenu frivole. Tant de choses se sont passées depuis cette date… Je me bornerai à les rappeler.

En mars 1941 on découvrit une lettre manuscrite de Gunnar Erfjord dans un livre de Hinton qui avait appartenu à Herbert Ashe. L’enveloppe portait le cachet d’Ouro Preto : la lettre élucidait entièrement le mystère de Tlön. Son texte corroborait les hypothèses de Martínez Estrada. C’est au début du XVIIe siècle, une nuit de Lucerne ou de Londres, que la splendide histoire commença. Une société secrète et bénévole (qui parmi ses affiliés compta Dalgarno puis George Berkeley) surgit pour inventer un pays. Dans le vague programme initial figuraient les études hermétiques, la philanthropie et la cabale. C’est de cette première époque que date le livre curieux d’Andreä. Après quelques années de conciliabules et de synthèses prématurées on comprit qu’il ne suffisait pas d’une génération pour articuler un pays. On décida que chacun des maîtres qui la composaient choisirait un disciple pour continuer l’œuvre. Cette disposition héréditaire prévalut ; après un hiatus de deux siècles la fraternité pour suivie resurgit en Amérique. Vers 1824, à Memphis (Tennessee) un des affiliés converse avec l’ascétique millionnaire Ezra Buckley. Celui-ci le laisse parler avec un certain dédain — et se moque de la modestie de projet. Il lui dit qu’en Amérique il est absurde d’inventer un pays et il lui propose l’invention d’une planète.

À cette idée gigantesque, il en ajoute une autre, issue de son nihilisme *, à savoir : passer sous silence l’énorme entreprise. Les vingt tomes de l’Encyclopaedia Britannica circulaient alors ; Buckley suggère une encyclopédie méthodique de la planete illusoire. Il leur abandonnera les cordillères aurifères, les fleuves navigables, les prairies parcourues par les taureaux et les bisons, les nègres, les lupanars et les dollars à une condition : « L’œuvre ne pactisera pas avec l’imposteur Jésus-Christ. » Buckley ne croit pas en Dieu, mais il veut démontrer au Dieu inexistant que les mortels sont capables de concevoir un monde. Buckley est empoisonné à Baton Rouge en 1828 ; en 1914 la société remet à ses collaborateurs, au nombre de trois cents, le volume final de la Première Encyclopédie de Tlön, L’édition est secrète : les quarante volumes qu’elle comporte ( l’œuvre la plus vaste que les hommes aient entreprise ) seraient la base d’une autre plus minutieuse, rédigée non plus en anglais, mais dans l’une des langues de Tlön. Cette révision d’un monde illusoire s’appelle provisoirement Orbis Tertius  et l’un de ses modestes démiurges fut Herbert Ashe, j’ignore si en tant qu’agent de Gunnar Erfjord ou en tant qu’affilié. Le fait qu’il ait reçu un exemplaire du onzième tome plaide en faveur de la seconde hypothèse. Mais, et les autres ? Vers 1942 les faits redoublèrent. Je me rappelle l’un des premiers avec une singulière netteté, et il me semble que j’eus un peu le sentiment de son caractère prémonitoire. Il se produisit dans un appartement de la rue Laprida, en face d’un balcon clair et élevé qui donnait au couchant.

  • Buckley était libre penseur, fataliste et défenseur de l’esclavage.

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