Catégories
Lecture

Debussy : 6

Livre

Une histoire de la musique : Lucien Rebate

Texte

Debussy qui détestait travailler à la commande avait pourtant accepté volontiers celle de Martyre de saint Sébastien pour Ida Rubinstein, danseuse ou plutôt mime aussi riche que dépourvue de tout talent, prête à subventionner les spectacles les plus follement coûteux à la condition qu’elle pût s’y produire. Les délais, moins de cinq mois, fixé au musicien, allaient contre toutes ses habitudes. Mais outre les avantages financiers, il était flatté de collaborer avec Gabriele D’Annunzio, le romancier du Triomphe de la mort, l’un des jeunes gens qui avaient porté le cercueil de Wagner à Venise en 1883, le Don Juan chauve amant de la Duse et des plus belles comtesses italiennes, l’un des hommes les plus en vogue dans toute l’Europe. D’Annunzio écrivit dans un français prétentieusement archaïque un texte équivoque, mixture de christianisme et de paganisme, d’angélisme et de pédérastie, d’un paroxysme verbal peu supportable dès l’origine, aussi mal accordé que possible à la musique de Debussy. Les dix-sept morceaux instrumentaux et vocaux de cette musique de scène abondent en beaux détails. Les acquisitions harmoniques les plus neuves de Debussy, ses modes réinventés voisinent avec une sorte de rétrospective de son art, arabesques de La Damoiselle élue, hommages `a l’orchestre transparent de Parsifal qui n’a cessé de hanter l’auteur de Pelléas jusque dans les jours de son antiwagnérisme le plus rageur. Les raccords de l’orchestration que Debussy pris de court avait dû confier à son disciple favori André Caplet sont peu perceptibles. Mais dès les premières représentations au Châtelet en mai 1911, ce fut l’échec honorable, que toutes les reprises à la scène ont confirmé. La musique trop discrète est une parente pauvre éclipsée par le spectacle et la rhétorique de D’Annunzio avec laquelle elle alterne ou tente de lutter. On sent aussi que trop souvent les impératifs du minutage ont coupé son élan. Au concert, débarrassée de la majeure partie du texte, mais en même temps privée de son support dramatique, elle reste « en l’air ». Le Martyre ne parvient pas à s’intéresser au ballet de Khamma, sur un sujet oriental, que lui a commandé une danseuse américaine. Charles Kœchlin en fera l’orchestration. Les deux célèbres recueils des Préludes pour piano (1910 et 1913) sont eux aussi à leur manière une détente, esquisses plus subtiles qu’il ne paraît, où domine la joie du compositeur demeuré grand pianiste en contact direct avec son clavier, qui se laisse dicter pas lui sese inflexions, ses appoggiatures, ses charmantes dissonances, se délecte à les modeler, à les affiner sous ses doigts. Les pièces humoristiques de ces deux albums se sont toute fois émoussées. On doit convenir encore que Debussy diffuse un peu trop dans ces Préludes ses procédés les plus familier, ses agrégations, ses frottements harmoniques les plus reconnaissables. Aussi ces pages réclament-elles des interprètes au jeu à la fois très sensible et très contrasté, sauf à paraître assez vite monotones.

En 1911, Debussy fait la connaissance de Stravinsky dont L’Oiseau de feu et Petrouchka l’ont subjugué. Le jeune Russe se considère avec raison comme un de ses débiteurs. Les deux artistes se lient cordialement, se montrent leurs partitions en cours. e pimpant ballet de La Boîte à joujoux, que Caplet orchestrera, peut avoir trouvé son point de départ dans Petrouchka.Mais la parenté ne va pas plus loin.

Les anciennes études sur Debussy se contentaient de mentionner deux œuvres datant de la même année, 1913, que La Boîte à joujoux : les trois brefs Poèmes de Mallarmé, où la mélodie atteint un extrême dépouillement, et le ballet Jeux, commandé par Serge de Diaghilev sur un argument léger — deux jeunes filles et un jeune homme flirtant sur un court de tennis — qui fut représenté au Théâtre des Champs-Élysées quinze jours avant Le Sacre du printemps et totalement éclipsé par ce bruyant scandale. Après 1945, les jeunes musicienessériels ont réhabilité Jeux. On pensait naguère que Debussy avait été tracassé par Le Sacre, d’où les mutations de son écriture que l’on jugeait tâtonnante. Son opinion sur Le Sacre divergeait, selon qu’il en parlait à l’auteur ou moins élogieusement à des intimes. Mais les deux ouvrages n’ont en commun que leur date. Debussy poursuit dans Jeux en le poussant de plus en plus loin le morcellement de la forme que l’on observe déjà dans certaines parties de La Mer et dans Iberia, il pourchasse les derniers résidus de métier automatique, brise toute symétrie pour créer une instabilité constante de la musique qui n’est pas, comme on l’a cru d’abord une déliquescence, puisque l’œuvre est commandée par un tempo assurant son unité. Pierre Boulez a très bien noté la disparition dans Jeux des point de repère auditifs , et partant « l’avènement d’une forme musicale qui, se renouvelant instantanément, implique un mode d’audition non moins instantanée ». D’autres musiciens de la nouvelle école, dans leu enthousiasme pour cette partition méconnue, en ont publié des analyses d’une langue et d’un esprit qui conviendraient mieux à l’axiomisation mathématique ou à la phénoménologie de Husserl qu’à un texte musical. Au contraire, Antoine Goléa, un des rares musicographes qui aient vu danser Jeux, Observe très raisonnablement que tout ce qui dans cette œuvre semblait abstrait redevient clair et naturel dans sa liaison avec la chorégraphie et qu’ainsi « la forme de  Jeux peut être entièrement déduite du livret ».

On doit relever une autre erreur, Jeux ne rompt pas du tout, comme on l’a souvent écrit, avec l’hédonisme de l’auteur du Faune. Seules, des interprétations tendancieuses peuvent effacer le charme, la sensualité si manifestement exprimés dans la partition.

En 1913 pourtant Debussy commençait à souffrir cruellement du cancer rectal, la maladie la plus humiliante et la plus démoralisante qui pût frapper un voluptueux tel que lui. Son caractère s’assombrissait, il perdait confiance en soi : « Je suis hanté par le médiocre et j’ai peur. » Dans l’atmosphère cocardière de ces années, son patriotisme très respectable dégénérait en chauvinisme artistique, en une phobie de toutes les œuvres allemandes qui lui faisait dire de grosses sottises, mais allait surtout, avec l’autorité de son génie, contribuer à écarter à son détriment la musique française de la grande continuité germanique, du travail révolutionnaire que quelques Viennois étaient en train d’accomplir.

La déclaration de la guerre , en août 1914, déchira Debussy. Il se désespérait d’être inapte au service militaire. Il proférait de furibondes condamnations, que cette fois les angoisses du moment excusaient, contre « les métèques » tous bons à fusiller ou expulser, contre les «miasmes austro-boches » à proscrire pour toujours de l’art. Il resta pendant plusieurs mois sans pouvoir écrire une note. Au début de 1915, son éditeur Jacques Durand lui confia la révision des œuvres de Chopin, ce qui l’incita à composer lui aussi douze Études pour le piano. Dans l’été de la même année, il terminait trois pièces pour deux pianos, En blanc et noir, sa Sonate pour violoncelle et piano, la Sonate pour flûte, alto et harpe. Mais la marche brusquement accélérée du cancer allait imposer. le 7 décembre 1915, une intervention chirurgicale qui le laisserait pitoyablement infirme. Une période de rémission lui permit encore d’écrire dans le courant de 1916 la Sonate pour violon et piano, achevée en mars 1917. Puis ce fut la récidive du cancer, avec les pires souffrances.

Les œuvres de ses dernières années ont fait l’objet de discussions embrouillées. Les jeunes compositeurs exaltent certaines d’entre elles au point de leur sacrifier les plus belles partitions de la jeunesse et de maturité. Les vieux debussystes n’ont plus vu dans les Sonates que le pauvre labeur qu’un artiste frappé à mort arrachait péniblement à sa longue agonie et qu’il calait mieux oublier, par admiration pour son génie. Mai ils se sont contredits en reconnaissant la valeur des Études qui datent de ces mêmes mois de douleur, D’autre part, ces Études, la suiteEn blanc et noir, avec son beau mouvement centrale dédié à un jeune mort de la guerre, fourmillent d’innovations pianistiques. Les Études en particulier, conçus selon le plan habituel de la pédagogie, avec une difficulté spéciale pour chacune d’entre elles, semblent s’adresser par moments aux interprètes d’une littérature de piano imaginaire. Si le prétexte pédagogique de ces Études leur impose une certaine uniformité, il n’y étouffe pas plus la musique que dans les pièces analogues de Chopin et de Listzt. Mai aussi, ces cahiers ne rompent aucunement avec ce qu’il faut bien appeler le debussysme, ils appartiennent toujours à la même sphère harmonique que l’album des Estampes, antérieur d’une douzaine d’années, et dont la jeune école se préoccupe fort peu.

Le cas des trois Sonates est différent. Debussy, qui ne voulait plus d’autre titre que celui de Pelléas  et celui de Castor et Pollux; et si ces sonates répudiaient la construction germanique, elles étaient aussi éloignées de la Suite française du XVIIIavec ses alternances naïvement mécaniques. Debussy n’en faisait pas moins, non plus en dilettante comme dans les Chansons de France et les Ballades de Villon, un retour au classicisme très imprévu après les audaces de Jeux. Les historiens qui l’interprétèrent comme la démission d’un malade s’appuient sur des textes troublants, les nombreuses lettres où Debussy se désole de « n’être plus qu’un faiseur de tours morose », de « croupir dans les usines du néant » et « d’écrire la musique d’un Debussy qu’il ne reconnaît plus ». Les qualités des Sonates démentent pourtant ce désespoir. À notre sens, Debussy ne possédait plus la force physique, la liberté intellectuelle nécessaires pour poursuivre ses découvertes qui lui avaient coûté tant de travail et d’inquiétudes. D’où ses propos désenchantés sur la musique qu’il écrivait maintenant, qui lui semblait « toujours de la veille, jamais du lendemain ». Il se repliait sur un art plus traditionnel, plus stable. Que l’on écoute par exemple dans la Sonate à trois la harpe et la flûte, ces instruments debussystes par excellence, tellement plus soumis aux usages que dans le Faune vingt-trois ans auparavant. Mais le musicien stoppé par le malheur dans la marche de son génie gardait sa main et son cœur. La poésie l’habitait encore, elle affleure toujours dans le mordant et le lyrisme de la Sonate pour violoncelle, la mélodieuse Sonate à trois, le charme de la Sonate pour piano et violon, la plus classique malgré ses sautes de régime, où personne ne décèlerait sans doute la lutte angoissée, les spasmes de la douleur dont parlent les commentateurs si l’on ignorait la maladie quie rongeait alors Debussy. Lui-même s’étonnait que cette épreuve fût « presque joyeuse », en se demandant si ce n’était pas « une preuve du peu que nous sommes dans les aventures où s’engage notre cerveau ». C’était bien l’intuition qu’un « moi » plus profond que celui du cancéreux remuant ses noires pensées chantait encore le parti de la vie dans ces pages plus émouvantes que si elles avaient été une complainte funèbre.

Devant a morne tuerie d’une guerre qui s’éternisait, Debussy avait oublié son nationalisme puérilement vengeur de 1914. Il ne souhaitait plus que « la fin de la haine ». Les derniers mois de son existence, dans un lit où il ne pouvait plus ni s’asseoir ni dormir, furent un supplice de chaque instant. Il expira dans la soirée du 25 mars 1918. Une vingtaine d’amis à peine accompagnèrent jusqu’à son tombeau l’un des trois artistes qui avec Stravinsky et Schœnberg avaient fondé le langage musical de notre temps.

 

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *