Livre
Une histoire de la musique : Lucien Rebate
Texte
Si elle nu lui apportait pas la fortune, la réussite de Pelléas, qui s’étendrait bientôt à l’étranger — Bruxelles, Londres, New York, Berlin dès 1906, Vienne, Budapest, Milan en 1908 avec Toscanini — faisait de Debussy à Paris une personnalité artistique de premier plan, l’introduisant dans cette musique officielle qu’il avait tellement méprisée et dont il acceptait maintenant les honneurs, ruban rouge, participation au jury du prix de Rome.
Le première œuvre qui suivit la création de Pelléas fut le recueil des trois Estampes pour piano, avec la Soirée dans Grenade, le charmant impressionnisme des Jardins sous la pluie, une averse d’été qui fait briller les feuilles et que le soleil séchera vite.
L’année 1904 devait être capitale dans la vie privée de Debussy. Il avait fait auparavant, peut-être au moment où il adressait une bizarre et inutile déclaration d’amour à Mary Garden, la connaissance d’une femme du monde, Emma Moyse, Israélite de Bordeaux, mariée au riche banquier Bardac. Elle était du même âge que lui, mais très jeune d’allure et de caractère, séduisante et la sachant, excellente musicienne. Après des mois d’une intimité de plus en plus libre, où Debussy lui dédiait ses Trois chansons de France et son second recueil des Fêtes galantes, ils s’éprirent passionnément l’un de l’autre. Le 14 juillet 1904, sans un mot d’explication à son épouse Lily, Debussy fuyait le domicile conjugal, et courait filer le grand amour avec Emma à Jersey, d’où il datait la plus exubérante de ses pièces pour piano, L’Isle joyeuse, confession de son bonheur. Au début de l’automne, comprenant qu’elle avait perdu son mari sans recours, ou tentant désespérément de le ramener à elle, Lily, comme Gaby, se tirait une balle dans la poitrine et se blessait assez gravement. Debussy, semble-t-il, la conduisit à l’hôpital où on l’opéra, mais rejoignit immédiatement sa maîtresse.
Tout l’accablait. Un musicien devenu célèbre abandonnait sans pitié la compagne des jours difficiles pour aller goûter l’opulence auprès de la femme d’un banquier. Loly, la midinette, la fille d’un cantonnier, était sans doute incapable de participer à sa vie artistique. Mais ne le savait-il pas avant de l’avoir épousée ? Le scandale s’étendait dans les journaux. Pierre Louÿs, Messager, Carré, Mary Garden, en prenant ostensiblement le parti de Lily, rompaient avec Claude. La brouille avec Louÿs, le plus vieux, le plus intime des amis, sera probablement définitive. Debussy l’hédoniste ne pouvait répoindre que par un de ses mots à la fois les plus cyniques et les plus sincères : « Le désir est tout. Quelle joie, le moment où l’on possède ! » Emma divorçait de Bardac en mai 1905, pour rejoindre son amant, à qui elle allait donner une fillette deux mois plus tard.
Au millieu de ces traverses, Debussy avait poursuivi la composition de La mer — « trois esquisses symphoniques » — entreprise durant l’été 1903, terminée non sans douleurs en mars 1905, et créée aux concerts Lamoureux le 15 octobre suivant. Cette fois, les défenseurs furent trop rares pour couvrir les huées et les sifflets réactionnaires. Les admirateurs les plus convaincus de Pelléas ne reconnaissaient plus leur musicien. Pour une oreille superficielle en effet — et quelle oreille ne l
est pas dans une première audition de cette complexité ? — tout avait disparu dans cette symphonie de l’instrumentation satinée et ouatée, des caresses mélodiques qui avaiet fait le charme immédiat de l’opéra, du Faune, des Nocturnes. Le pouvoir non pas de description — Debussy n’a jamais été descriptif — mais de suggestion qui appartenait à ces œuvres, s’évanouissait aussi. Personne ne distinguait la présence de la mer dans ces trois tableaux qui ne concernent pas plus la Méditerranée que la Manche devant laquelle certaines de ces pages furent écrites, mais animent une idée de la mer. Debussy avait pourtant bien le droit d’user d’un registre plus puissant, plus haut en couleurs. Il n’était infidèle ni à son art ni à sa poétique, mais il les poussait plus loin.
Dans La Mer, à l’affranchissement de la mélodie succède par une progression très logique l’affranchissement des formes. Tout serait à citer de l’analyse exemplaire que fait Jean Barraqué de cette recréation de la technique où « la musique devient un monde qui s’invente en lui-même et se détruit à mesure », où les associations, les automatismes classiques ont été abolis, où apparaissent des modes nouveaux formés du croisement de deux modes connus, et les « note-sons » sur lesquelles travaillera plus utilisées pour leur seule sonorité. On peut à peine reprocher aux critiques de 1905 de n’y avoir vu que chaos ou papillotement. Car il était presque fatal que devant une œuvre affranchie à ce point des schémas du XIXe siècle, les chefs d’orchestre de simple talent ne procédassent qu’à un déchiffrage informe. LaMer ne fut vraiment révélée, trente ans plus tard, que par Toscanini, qui dans une intuition géniale sut en réaliser à la fois l’analyse et la synthèse, en redécouvrir les articulations, en faire scintiller « le pur travail de fins éclairs » et en soulever la puissante houle, couronnée du lyrisme que la dissection du poème, si utile dut-elle, nous ferait trop oublier.
Debussy ne devait plus dépasser ce sommet qu’est La Mer. Marié avec Emma Bardac, installé dans un hôtel particulier au 80 de l’avenue du Bois, il connaissait enfin le luxe auquel il avait toujours aspiré, mais qui ne le délivrerait pas de ses tracas d’argent. Les deux époux, aussi dépensiers l’in que l’autre, vivaient au-dessus de leurs moyens. Ils comptaient beaucoup sur l’héritage de l’oncle d’Emma, le financier Osiris, richissime et presque octogénaire. Mais le vieillard, réprouvant le mariage de sa nièce avec un goy, légua toute sa fortune à l’Institue Pasteur. Outre l’abondance des corvées mondaines qui l’éparpillaient, Debussy serait contraint, pour couvrir ses dettes, d’accepter des besognes alimentaires, de courir l’Europe — Londres, Budapest, Vienne, Moscou, Rome, la Hollande — pour diriger ses œuvres, alors qu’il détestait les voyages et se savait chef d’orchestre médiocre. Enfin, à partir de 1909, il allait subir les premières atteintes d’un cancer du rectum, à marche lente, mais inexorable.
Ainsi s’expliquent le désenchantement, la fatigue qu’exhale presque toute sa correspondance. L’énumération des projets abandonnés, entre Pelléas et la guerre, dépasse presque celle des œuvres qui ont vu le jours : deux drames d’après Poe, Le Diable dans le beffroi et La Chute de la maison Usher, des musiques de scène pour Le Roi Lear, pour une Psyché, un Dionysos, Crimen Amoris d’après Verlaine, une Orestie, un Tristan anti-wagnérien sur le texte de Joseph Bédier, etc. De tout cela, il ne subsiste que deux courtes pièces de faible intérêt pour Lear, un solo de flûte, Syrinx, rescapé du naufrage de Psyché.
On comprend bien que la perfection même de Pelléas enchaînait son auteur dans la crainte de ne plus pouvoir l’égaler. C’était le seul ouvrage où Debussy eût parlé non seulement du plaisir comme il le fit souvent, mais de l’amour. Pour reprendre une telle confidence, le musicien ne risquait-il pas de se transformer en faiseur, en pasticheur de lui-même ? Et après ce sujet-là, comme tous les autres scénarios étaient creux, inertes !
A suivre dans les correspondances publiées les confabulations inutiles sur ces projets d’opéras, à voir la paradoxale ingéniosité de Debussy pour forger des prétextes dilatoires, pour éluder les rencontres avec ses collaborateurs quand le moment de la décision arrivait, on se croirait presque devant un cas d’impuissance esthétique, n’était l’existence d’autres œuvres en assez grand nombre. Cependant, la sève créatrice n’y circule plus avec la même vigueur. Les trois Images pour orchestre, Rondes de printemps, Iberia, Gigues, composées de 1908 à 1912, ont été réunies sous le même titre pour des commodités d’édition. Mais elles n’ont pas de lien entre elles, sinon certaines recherches de style. L’écriture se dépouille, surtout dans Iberia, la plus importante en dimensions des trois Images. A sa première audition chez Colonne, en 1910, Iberia fut cruellement sifflée. Le public familier de l’éclatante España de Chabrier était désappointé, dérouté par ce refus du pittoresque, ce morcellement de la symphonie qui lui cachait son unité réelle, ce folklore réduit à des allusions elliptiques, ces sonorités presque systématiquement étouffées, cette évocation de l’Espagne qui se refusait à la joie et à la lumière.
Nous admirons aujourd’hui dans Iberia la multiplicité, la savante instabilité des rythmes qui distendent, brisent la carrure classique comme Debussy avait brisé le développement thématique, et qui ont amorcé la nouvelle éducation rythmique de notre oreille, presque aussi laborieuse que son éducation mélodique. Nous savourons l’extrême division des pupitres, qui annonce de plus en plus Webern. Sans doute cet art est-il raidi par des préoccupations qu’on ne lui connaissait pas auparavant. Debussy n’écrit plus seulement pour lui, mais contre les disciples trop serviles, contre ceux des « pelléastres » qui réclament de lui toujours les mêmes sortilèges, contre la Rhapsodie espagnole de ce jeune rival, plus inquiétant que les copistes parce que son talent est certain, Maurice Ravel. Cependant, les debussystes déçus auraient dû se dire qu’il était bien naturel que l’Espagne du compositeur le plus original de leur temps, comme ils l’avaient affirmé eux-mêmes, ne ressemblât à aucune des Espagne de la musique. Ils auraient dû respecter chez cet artiste, même s’ils en saisissaient mal la démarche, la volonté de renouvellement. Plus attentifs à ce qu’ils écoutaient, au lieu de l’être à leurs souvenirs, ils auraient reconnu que Debussy restait fidèle à l’esprit et à la forme de sa musique tout en travaillant à les faire plus complexes, qu’il procédait toujours par juxtaposition– ce qui demeure bien, quoi que l’on en puisse dire, le propre de la technique et de la sensibilité impressionnistes — mais que ses touches sonores devenaient plus sèches et encore plus fragmentées.
Dans l’élaboration de cette alchimie, qui n’allait pas sans tourments ni doutes, le recueil pour piano de Children’s Corner, publié à la fin de 1908, était une détente nécessaire. Debussy dédiait ces charmants brimborions à sa fillette Chouchou, tout en sachant bien que, ni leurs intentions, ni leurs raffinements d’écriture n’étaient à la portée des petits doigts.