Livre
Une histoire de la musique : Lucien Rebate
Texte
« PELLEAS ET MELISANDE »
Le 3 mai 1901, sur le conseil pressant de son chef d’orchestre André Messager, le directeur de l’Opéra-Comique, Albert Carré, avait reçu Pelléas et Mélisande, avec promesse de monter l’œuvre l’année suivante. Debussy se remit au travail, non sans difficulté sur sa partition, complétant l’orchestration qui n’était qu’esquissée, reprenant certaines scènes, en particulier celle de l’aveu et de la mort de Pelléas, la première qu’il eût composée, en 1893.
Une intrigue de coulisse allait lui créer de lourds tracas. Maurice Maeterlinck vivait maritalement depuis plusieurs années avec une maîtresse incandescente, Georgette Leblanc, sœur de l’auteur d’Arsène Lupin, mi-cantatrice mi-comédienne dans le style de Sara Bernhardt. Elle comptait créer le rôle de Mélisande. Debussy avait préféré sans hésiter une jeune Écossaise de vingt-quatre ans, Mary Garden, nouvelle étoile de ‘Opéra-Comique où Mme Leblanc s’était rendue impossible par son caractère. Furieux, Maeterlinck, qui était dans la vie un gros bourgeois flamand très brutal, tenta par tous les moyens de faire interdire les représentations — sa maîtresse, du moins selon les Souvenirs qu’elle a laissés, n’y aurait été pour rien, ce que l’on croit difficilement. Il alla jusqu’à faire distribuer le jour de la générale, le 27 avril 1902, un tract aussi insensé que grossier, puisqu’il ridiculisait sa propre pièce, sous la forme d’un résumé prétendument historique. En effet, durant la représentation, houleuse, mais peut-être moins qu’on ne l’a dit, le public fut sans doute interloqué par la déclamation, mais il « cueillit » surtout les puérilités, les « truisme sentencieux » (Vuillermoz) de texte de Maeterlinck, sa fausse simplicité, ses platitudes qui se veulent faiblesse du chef-d’œuvre, ce livret qui avait sans doute le mérite de réagir contre le symbolisme emphatique et coruscant, mais dont maints « pelléastres » fervents ont toujours reproché le choix à Debussy. Il s’en était cependant expliqué, avait d’avoir lu une ligne de Maeterinck, en 1889, quand il définissait ainsi l’auteur idéal de livrets pour lui : « Celui qui disant les choses à demi me permettra de greffer mon rêve sur le sien ; qui concevra des personnages dont l’histoire et la demeure ne seront d’aucun temps et d’aucun lieu ; qui ne m’imposera pas despotiquement de « scène à faire » et me laissera libre, ici ou là, s’avoir plus d’art que lui et de parachever son ouvrage. » Exactement l’inverse de ce que Puccini réclamait à ses scribes. On comprend alors quel attrait la pièce de Maeterlinck put exercer sur lui, malgré une mièvrerie que ses goûts littéraires, restés flottants, ne lui permettaient pas de distinguer. On doit convenir qu’en outre cette pièce était scéniquement bien agencée, surtout après les coupures que Debussy y avait pratiquées.
Au cours de cette générale, incomparablement dirigée par AndréMessager, la partie restait indécise entre les admirateurs et les chahuteurs. La première », le surlendemain, fut-elle plus calme ou encore plus agitée ? Les souvenirs des témoins, dont les derniers, tel René Dumesnil, viennent à peine de disparaître, divergent tellement que nous sommes bien mieux renseignés sur les représentations de Tannhäuser à Paris en 1861. Nous savons du moins que quelques articles énergiques, le plus intelligent ayant été celui de Paul Dukas, compensèrent dans la presse les inepties historiques des rétrogrades comme Bellaigue, des officiels comme Henry Roujon, directeur des Beaux-Arts, qui parlait d’une « honte nationale ». Ce qui est certain, c’est que Pelléas fut rapidement imposé par un carré d’enthousiastes, chez qui les jeunes gens dominaient, se retrouvant à chaque représentation — et il y en eut chaque semaine dans cette année 1902 — pour soutenir contre les philistins cette musique dont ils n’épuisaient pas le charme. Une œuvre aussi nouvelle ne pouvait trouver plus rapidement son public.
On eût fort étonné ces premiers admirateurs, parmi lesquels il y avait cependant des wagnériens convaincus comme Émile Vuillermoz, si on leur avait parlé du wagnérisme de Pelléas Pou eux, et ils n’avaient pas tort, cette œuvre rompait un envoûtement devenu écrasant, elle prouvait que d’autres esthétiques musicales étaient encore possibles après Bayreuth. Debussy avait compris dès ses débuts la stérilité du wagnérisme d’imitation que tant de Français pratiquaient autour de lui. Pendant qu’il travaillait à ses envois de Rome, il écrivait déjà : « Wagner pourrait me servir, mais je n’ai pas besoin de vous dire combien il serait ridicule même d’essayer. » Aujourd’hui cependant, parce que nous sommes mieux accoutumés à l’écriture de Pelléas, que nous l’analysons plus facilement, nous savons tous que ce chef-d’œuvre n’eût pas été passible sans Wagner, que Pelléas, comme le dit fort bien Jean Barraqué, est le complément de ce Tristandort il coulait être l’antithèse, de même que Tristan en était la prémonition.
Il fut beaucoup question autrefois de l’empreinte de Moussorgski sur Debussy. On ne la nie pas, mais elle est bien moins décisive et profonde qu’on ne l’a cru. On est presque certain que Debussy n’a connu Boris Godounov que vers 1893, alors qu’il s’était déjà forgé en grande partie son langage personnel. Le Russe lui a surtout fourni, semble-t-il, des confirmations. C’est Pierre Louÿs qui le premier, a vu le plus juste en disant que son ami n’avait réellement subi qu’une influence dominante, celle de Wagner. Elle transparaît dans l’atmosphère tonale de Pelléas, saturée de chromatisme, dans maints détails de la couleur orchestrale, dans l’usage des nombreux leitmotive attachés à une situation, à un personnage, plus assouplis, plus malléables, plus furtifs, mais qui se superposent aussi selon les pus fameux exemples de la polyphonie bayreuthienne. C’est encore au modèle wagnérien que ressortit la trame continue de Pelléas, assurée par les admirables interludes instrumentaux.
On s’étonne de nos jours que la critique de 1900, qui avait pour manie de découvrir du wagnérisme chez Massenet, n’eût pas soupçonné celui de Pelléas. C’est qu’elle était accoutumée à juger d’après des analogies superficielles. Debussy au contraire, le premier parmi les compositeurs français, avait compris les innovations profondes de Wagner, et qu’elles permettaient, comme il le fit, de prendre d’autres voies, en s’appuyant sur elles au lieu de les décalquer.
Avec tour ce qu’il lui devait, l’admiration militante qu’il avait éprouvée pour lui dans sa jeunesse, les sarcasmes de Debussy contre Wagner après la victoire de Pelléas prirent le tour d’une apostasie d’autant plus choquante que le musicien, qui faisait maintenant de l’esprit boulevardier sur cet art, en avait pénétré mieux que personnes les secrets, et qu’il était tout fleurs et courbettes pour un Massenet. Aucune considération de stratégie musicale ne l’obligeait à un pareil reniement. Debussy cultivait peu la gratitude, et fut souvent féroce avec ses plus fidèles défenseurs. Ses mauvaises boutades auraient pu ne desservir que sa mémoire. Le plus regrettable, c’est qu’elles ont été répétées, avec tout le prestige de son nom, pour compliquer et prolonger force malentendus.
Bien qu’elle ait été universellement copiée, la déclamation de Pelléas garde toute son originalité. Elle est exactement conçue pour le faible relief de la langue française, elle en épouse les intonations, mais pour les transmuer en mélodie par de subtils enchaînements harmoniques.Elle réussit à être en même temps très humaine et intemporelle. Sa simplicité syllabique, son ambitus restreint, son refus des notes brillantes ne l’empêchent pas d’avoir des mouvements lyriques, de chant large aux minutes de la plus grande émotion. Ce qui indique bien que Pelléas ne doit pas être le refuge des voix confidentielles, émoussées, réduites. Parmi les premiers interprètes, nous connaissons mal les moyens vocaux de Jean Périer, bel acteur. Mais Dufranne, dans le rôle de Golaud, était un grand baryton, et Mary Garden une cantatrice complète, qui allait bientôt créer en français La Tosca et Salomé de Strauss, deux rôles exigeant autant de puissance que d’éclat.
Debussy est en somme resté fidèle à la tradition française de la « voie moyenne », du demi-caractère, mais en lui faisant exprimer une vie intérieure, une vérité humaine qu’elle ignorait. Il a transformé sa facilité par son harmonie savante et mouvante, où même les accords parfaits sans fonctions prennent dans la continuité des modulations une valeur insolite, troublante, et qu’il enveloppe d’un tissu orchestral ne pesant jamais sur les chanteurs, mais riche et diapré dans sa discrétion, et pouvant s’assombrir, s’alourdir chaque fois où le drame le réclamait.
Par des moyens purement musicaux, par le dépaysement tonal, Pelléas élevait surtout à la vraie poésie l’esthétisme cotonneux des princesses lointaines, des mélancolies crépusculaires, des vierges préraphaéites liliales et langoureuses. A cette mode suspecte du flou, du gothique falsifié, Debussy restituait un charme mystérieux, une fraîcheur qui alla droit au cœur de la jeunesse, l’alliée spontanée et dès le premier jour de Pelléas. Tout en reflétant son époque, l’œuvre la transcendait bien pour entrer dans la poétique universelle, puisque après plus de soixante ans, elle n’a rien perdu de son pouvoir d’incantation.