Livre
Une histoire de la musique : Lucien Rebate
Texte
DES « ENVOIS DE ROME » AUX « NOCTURNES »
Dans les œuvres antérieures à L’après-midi d’un faune, on voit Debussy se dégager peu à peu d’influences assez contradictoires. La cantate de L’Enfant prodigue, qui lui valut son prix de 1884, reste le seul échantillon encore écoutable de ces absurdes exercices, ce qui ne l’empêche pas d’être passablement ennuyeuse. Des quarte « envois de Rome », le premier seul, Zuleima, date réellement du temps de la Villa Médicis. C’était une « ode symphonique » restée inédite et dont on n’a jamais retrouvé le manuscrit. Elle choqua l’Institut, de même que l’ouvrage suivant, terminé à Paris, Printemps, pour chœur et orchestre, cependant timide et pâlot, mais où Saint-Saëns réprouvait la tonalité de fa dièse majeur, dont les six dièses lui paraissaient trop difficiles pour une révolution à l’orchestre (jugement burlesque, trente années après Tristan ! il n’était que temps de renverser de tels bonzes pour une révolution radicale de la musique). Achevée en 1888, La Damoiselle élue, pour soli, chœur féminin et orchestre, trahit le penchant, dont Debussy ne se défera jamais, pour la littérature la plus médiocrement artificielle de son époque, celle qui est destinée à se démoder le plus vite, ici une mièvre traduction du préraphaélite anglais Rosetti : « L’Elue s’appuyait sur la barrière d’or du Ciel. voix était pareille à celle des étoiles lorsqu’elles chantent en chœur. » La musique enveloppant cette Béatrice d’imagerie victorienne est encore très disparate. Certaines harmonies délicatement hétérodoxes appartiennent déjà au Debussy de Pelléas. Mais elles voisinent avec des marches d’harmonie qui restent très scolaires. Comme dans L’Enfant prodigue, on relève des tournures mélodiques rappelant Gounod — que Debussy défendra toujours, en disant cocassement « qu’il a été le premier à apporter dans l’expression des choses de l’amour un peu de transpiration » — et surtout de Massenet, dont Claude-Achille prétend quelquefois avoir été l’élève et qu’il se gardera d’attaquer. Il y a sans doute une affinité épidermique entre ces deux musiciens de la sensualité. Mais Debussy est un poète et un aristocrate — « Je hais les foules, le suffrage universel et les phrases tricolores » — l’autre un confiseur démagogue.
Le dernier «envoi », la Fantaisie pour piano et orchestre achevée en 1890, a pris une allure de concerto — un genre qu’abhorre Debussy dans sa volonté de briser les développements classique — comme si certaines formes étaient plus fortes que les intentions de l’artiste. En outre, le travail thématique, les variations rappellent le franckisme, dont Debussy ne se sent pas moins éloigné. Ayant pris conscience de ce fourvoiement, il arrache la partition d’orchestre à Vincent d’Indy sur le point de la diriger, et en interdira les exécutions de son vivant.
Le « debussysme » perce davantage dans les détails et la sensibilité des Ariettes oubliées sur les vers de Verlaine, écrites pour Mme Vasnier et retouchées en 1888, dans les pièces que l’on a plus ou moins abandonnées aux débutants du piano, comme les Arabiques où le souvenir de Massenet se fait plus raffiné, la Petite Suite, que l’on connaît surtout il est vrai, par l’instrumentation très fidèle au maître dont Henri Busser l’a parée, ou encore la Suite bergamasque.
Les Cinq Poèmes de Baudelaire pour chant et piano (Le Balcon, Harmonie du soir, le Jet d’eau, Recueillement, la Mort des amants), contemporains des voyages à Bayreuth, sont dans leur chromatisme l’ouvrage de Debussy le plus rapproché de Wagner, présent pour ainsi dire dans chaque accord de Recueillement. L’accent passionné de ces mélodies les éleve d’ailleurs au-dessus de l’imitation.
En 1890, inquiet de sa pauvreté qui se prolonge, Debussy entreprend un opéra, Rodrigue et Chimène, sur un livret de Catulle Mendès, faiseur médiocre, mais alors très influent dans les lettres et le théâtre. Selon Cortot qui a possédé le manuscrit, Samazeuilh qui l’a lu, Dukas qui en a entendu des fragments, Debussy s’y abandonne à de nombreuses « complaisances pour le style opèra ». (Lequel ? Celui de Massenet ou celui des italiens ? Sans doute une combinaison de l’un et de l’autre.) Il recherche donc un succès rapide, suffisamment facile. Mais après avoir écrit deux actes, il abandonne. Il perçoit peut-être moins le ridicule du livret que son ami Paul Dukas, qui parle d’un « bric-à-brac parnassien et d’une barbarie espagnole empanachée ». Mais il rougit de s’abaisser aux compromis, aux concessions dont il avait accepté le principe, de trahir en lui l’artiste, comme il le dit dans une formule superbe d’orgueil : « J’ai peur d’avoir remporté des victoires sur moi-même. »
L’année 1893 est celle des débuts de Debussy devant le public, avec l’audition de La Damoiselle élue à la Société nationale, puis la création de Quatuor à cordes par Eugène Ysaye et son groupe. Le Quatuor, qui dérouta d’abord à la fois les amis et les adversaires du musicien, a été ensuite prôné ou négligé avec un égal excès. Il ne possède pas encore l’irrésistible nouveauté du Faune prochain. Mais Debussy s’y astreint à la plus stricte des formes traditionnelles — il emploie même la cellule cyclique des franckistes — sans renoncer à rien de ce qui fait déjà son originalité, l’harmonie libre, la souplesse des phrases mélodiques, dont i’émotion est irradiée par les instruments, qui ne sont plus seulement quatre supports d’une épure musicale mais ont été traites pour leur timbres, pour leurs ressources sonores inusitées dans cette forme grave — sourdines, pizzicati, évocations de la harpe ou de la flûte — ce qui fait souvent de ce beau quatuor un « résumé d’orchestre », comme l’a dit justement André Schaeffner.
Tandis que Debussy, dans cette même année, fignole son Après-midi d’un faune, l’idée lui vient d’un opéra sur la pièce nouvelle de Maurice Maeterlinck, Pelléas et Mélisande, qu’il a vraisemblablement lue avant de l’avoir vu représenter par Lugné-Poe et sa troupe. Il accumule bientôt les esquisses de cette nouvelle œuvre. En même temps, ses quarte Proses lyriques, chant et piano, « De rêve, De grève, De fleurs, De soir », sont des sortes d’études pour ce Pelléas. Debussy, piqué d’émulation par ses amitiés littéraires, a écrit lui-même son texte, où traînent tous ces poncifs de la mode symboliste, qui allaient si vite devenir de risibles objets d’époque : « La nuit a des doucheurs de femme, et les vieux arbres, sous la lune d’or, songent… Vierge or sur argent laissent tomber les fleurs du sommeil. » L’excuse de Debussy est d’avoir aligné ces vocables pour la musique qu’ils allaient inspirer, qui plus ou moins consciemment préexistait à eux. Musique oscillant encore entre les souvenirs romantiques et les libertés nouvelles. La dernière Prose, « De soir », nous apporte l’imprévu, contrastant avec le vague à l’âme fin de siècle, d’un Debussy humoriste, blaguant les foules du Paris dominical sur l’évocation spirituellement stylisée d’un refrain populaire.
Autres études pour Pelléas, plus poussées et plus précises, puisque l’une d’elles, La Chevelure, annonce la scène de la Tour : ce sont les Chansons de Bilitis, sur des textes qui par hasard restent lisibles de Pierre Louÿs. Si la Grèce de l’auteur d’Aphrodite est peuplée de nymphes et de Saphos modern style, le paganisme de Debussy répond à un instinct profond du plus voluptueux des musiciens français