Livre
Une histoire de la musique : Lucien Rebate
Texte
LA THÉORIE GRECQUE
D’où vient donc l’immense prestige qui entoura la Grèce musicale dans tout le monde antique, dont nous avons relevé des traces jusqu’en Chine, et qui s’est prolongé jusqu’à nous ?
C’est que les Grecs, ces incomparables rhéteurs, avaient spéculé, disserté sur la musique en soi plus abondamment et subtilement que personne, distingué ses rapports avec les sciences exactes, deviné à travers ses manifestations encore très naïves ses effets intérieurs sur l’être humain : « Le rythme et l’harmonie, dit Platon dans La République, ont au suprême degré la puissance de pénétrer dans l’âme, de s’en emparer, d’y introduire le beau et de la soumettre à son empire. »
De là le rôle que toute la Grèce des grands siècles attribuait à la musique dans l’éducation, et que Platon poussait jusqu’à une véritable étatisation de cet art. Le musicien grec, bien qu’il fût dans l’histoire de l’esthétique un apprenti en comparaison avec les architectes et les sculpteurs de son pays, occupait un rang social très supérieur au leur. Une certaine pratique de la musique était indispensable à l’homme distingué.
Les Grecs sont restés pour nous ceux qui ont donné à a musique occidentale son nom même (musike) et les premiers termes de son vocabulaire : rythme, mélodie, harmonie, ce dernier mot ne désignant pas comme chez nous la science des accords, mais un ordre heureux dans la succession des sons, de même que nous disons : une phrase, une démarche harmonieuse.
Le peuple qui inventa la dialectique ne pouvait manquer d’assortir l’art qu’il plaçait si haut d’une théorie très élaborée.
Les Pythagoriciens avaient été les premiers à découvrir les rapports entre les sons et les nombres. Ils avaient observé qu’en faisant vibrer deux sons à l’octave l’un de l’autre, la corde la plus courte émettant le son le plus aigu. Si l’une des cordes était d’un tiers plus longue que l’autre, les sons donnaient un intervalle de quinte. Un rapport de quatre à trois entre les cordes donnait une quarte. L’intervalle de tierce était négligé et devait le rester pendant des siècles. Avec les sons de la gamme pythagoricienne, les Grecs formèrent sept modes. Le mode est l’échelle constituée par une série de note diatoniques et adoptant pour finale une note qui change l’ordre des tons et des demi-tons. Chez les Grecs, à l’inverse de notre gamme, la succession des sons est descendante. Le mode centrale est le dorien, partant de mi jusqu’au mi de l’octave inférieure. On trouve au-dessus de lui le mode hypolydien, de fa à fa, le mode hypophrygien de sol à sol, le mode hypodorien de la à la; au-dessous, le mode phrygien de ré à ré, le mode lydien d’ut à ut, le mode myxolydien de si à si. Plusieurs de ces nom indiquent une origine orientale, c’est-à-dire barbare aux yeux des Grecs.
Les genres concernent les altérations possibles de certains degrés de l’échelle modale. Le genre diatonique comporte les sons sans altération. Dans le genre chromatique, interviennent au deuxième et au troisième degrés des demi-tons que nous figurons dans notre notation par des dièses. Le genre enharmonique désigne des intervalles d’un quart de ton au troisième et au septième degrés.
Les nuances permettent encore de modifier la hauteur des sons, selon e principe divisant l’octave en vingt-quatre quarts de ton au lieu des douze demi-tons de notre gamme chromatique. Dans la pratique, les exécutants abaissaient certaines notes d’un peu moins d’un demi-ton en allégeant la pression des doigts sur la corde de la lyre ou en bouchant partiellement les trous correspondant à la note sur les instruments à vent.
Les Grecs attribuaient à chaque mode une valeur expressive et morale, son ethos. Le mode dorien, cœur de leur système, le plus ancien. le plus pur, pensait-on, de toute influence étrangère, était par excellence le mode national, mâle, noble, majestueux, répondant à la perfection dépouillée de l’ordre dorique dans l’architecture. Le mode hypodorien possédait lui aussi des qualités d’énergie, mais dans un esprit moins solennel, davantage porté à la joie. Les autres modes étaient plus ou moins entachés d’asiatisme, soupçonnés de contribuer au relâchement des mœurs par leur caractère trio voluptueux. Le puriste Platon admettait cependant le phrygien, le mode dionysiaque par excellence et qui serait au dithyrambe. Le myxolydien passait pour pathétique.
La pluspart de ces finesses échappent aujourd’hui à nos oreilles ; les mélodies composées seon l’échelle modale grecque nous semblent à peine différenciées, d’un contenu expressif fort pauvre. San doute, notre éducation harmonique, nos habitudes nous ont créé une sensibilité auditive totalement différente de celle d’un Athénien du Ve siècle. Nous avons cependant quelques raisons de nous étonner que l’échelle hypodorienne, rendant pour nous un son assez plaintif, eut été du temps de Platon le mode de la gaieté résolue. Nous savons aussi que le mode dorien, considéré par les Grecs comme leur bien propre, une création foncièrement autochtone, a été depuis des époques reculées le plus universellement répandu, chez des races qui n’avaient avec l’Hellade aucun contact.
En fait, il entrait dans la théorie expressive des modes une part considérable de littérature, avec toutes les contradictions habituelles en pareil cas. Le phrygien, que Platon admet pour chanter la tranquillité patriarcale, devient chez Aristote le mode du mouvement passionné de l’enthousiasme bruyant. Nous savons encore que l’on attachait traditionnellement différents modes à tel ou tel genre de composition, chœurs des tragédies, hymnes, chansons éoliennes. Il était donc assez naturel que dans ‘esprit des auditeurs ces modes fussent associés à des sentiments dramatiques, lyriques ou idylliques. Le musicographe français Jacques Chailley, faisant la synthèse de nombreuses études, a démontré que les modes étaient des schémas abstraits, ne rendant aucun compte de a hauteur absolue des sons, et que dans leur travail les compositeurs grecs se fondaient sur le tétracorde, suite de quatre sons qui offrait des repères fixes. Mais ces procédés de métier étaient moins suggestifs pour les philosophes que les attributs moraux dont ile paraient le modes, selon leur irrésistible penchant aux catégories éthiques et en perpétuant sans le savoir de très vieilles notions de magie musicale.
Cependant, la gloire et l’inépuisable crédit de la littérature grecque devaient conduire les siècles futurs à méditer sur les modes aussi longuement que confusément. Méditations qui deviendraient une source de malentendus et de contresens, comme nous le verrons plus loin.
Un élément plus direct, plus fécond de la musique grecque, et codifié d’une façon beaucoup plus cohérente, ce fut le rythme dont nous n’avons presque encore rien dit.
Il ne pouvait manquer de jouer un rôle essentiel dans un art musical inséparable de la poésie. Notre connaissance de la prosodie, ainsi que des textes du grand métricien Aristoxène de Tarente, disciple d’Aristote (VIe siècle) nous ont permis une restitution assez exacte de la métrique grecque. En règle générale — une règle qui devait souffrir toutefois maintes exceptions dans la période hellénistique — à une syllabe brève du poème chanté correspondait un son bref, à une syllabe longue un son long, la durée réelle des sons dépendant bien entendu de l’agogé ou vitesse de l’exécution de morceau : mous dirions aujourd’hui le tempo. Un autreprincipe fondamental des Grecs, et qui s’est prolongé jusqu’à nous avec le grégorien, était l’indivisibilité des temps premiers. Comprenons par là que la plus petite unité rythmique d’une pièce pouvait être multipliée mais non divisée. Dans notre terminologie : si l’unité rythmique choisie était une croche, on pouvait en tirer par multiplication des noires, des blanches, des rondes, mais non la décomposer en double ou triple croches.
Le sons se groupaient en pieds, tenant lieu de notre mesure, aux temps forts marqués en frappant le sol de la chaussure (thésis) et aux temps faibles correspondant à la levée de la chaussure ou de la main (arsis). Le pied le plus court était à trois temps premiers, correspondant au trochée ou à l’oambe de la poésie selon qu’il débutait par un temps fort ou un temps faible. Les atres pieds étaient à quatre temps premiers (dactyle ou anapeste), cinq temps premiers (péon et bavvhius), six temps premiers (ionique majeur et mineur). On obtenait de nombreuses variantes à ces formes fondamentales en les renversant, en contractant ou décomposant les temps.
Le groupement d’un certain nombre de pieds constituait un membre de phrase, le kolon, correspondant habituellement à un vers entier du texte poétique. Entre chaque kolon, on marquait une brève pause, la césure. Lorsque les vers chantés sur deux kola successifs donnaient un sens complet, on avait une phrase. La réunion de trois kola ou davantage formait une période, et une longue période ou une suite de périodes formait la strophe.
Nous avons vu plus haut l’organisation symétrique et monotone des strophes. On peut donc dire que les Grecs avaient inventé d’instinct une grande variété de cellules rythmiques, mais que faute d’une technique musicale plus avancée ils ne savaient pas en tirer de vrais développements. Il n’empêche que leur système rythmique a été leur plus précieuse contribution à la musique occidentale, que l’on en retrouve les formes chez la plupart de nos grands classiques, Wagner inclus. Le musicographe italien Ottavio Tiby a pu très justement noter que Tristan dans son exaltation, à la seconde scène de l’acte III du drame, chante sur une suite de mesures à trois, quatre, cinq temps mêlés, épousant admirablement les sautes désordonnées d’un cœur prêt de se rompre et reproduisant, sans bien entendu que Wagner l’eût cherché, le rythme le plus fiévreux et le plus irrégulier des Grecs, le dochmiaque, celui qu’ils réservaient aux mouvements extrêmes de la passion. Le rythme est bien, comme cet exemple le suggère à Ottavio Tiby, l’élément universel de la musique, ayant sa racine au plus simple et au plus profond de la nature humaine.