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Debussy : 1

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Une histoire de la musique : Lucien Rebate

Texte

Le 22 décembre 1894, l’orchestre de la respectable Société nationale, sous la conduite de chef suisse Gustave Doret, exécutait pour la première fois en public le Prélude à l’Après-midi d’un faune de Claude Debussy. Les répétitions avaient été laborieuses et houleuses, entre les musiciens déroutés et l’auteur qui corrigeait sans cesse les détails de son instrumentation. Le succès au concert fut cependant si vif que Doret, enfreignant une des règles de la Société, bissa l’ouvrage. Au contact de Franck et de ses élèves, piliers de la Société, les auditeurs avaient formé leur oreille et leur jugement. On ne reconnaissait plus les Parisiens qui trente-quatre ans auparavant, sous le règne de Meyerbeer et d’Offenbach, n’entendaient qu’un chaos de notes ans la première audition du prélude de Tristan et Isolde.

Le rapprochement s’impose entre ces deux pages, malgré leur disparité complète de sentiments, de contenu poétique. Tristan annonçait toute la musique future. Le prélude du Faune l’inaugurait. Jamais œuvre si brève — dis minutes à peine — n’avait pris une telle importance. On peut dire qu’avec elle s’ouvre le XXe siècle musical.

Le Faune fait entrer dans la musique une mélodie entièrement libérée, non seulement par son chromatisme continu, mais aussi par son indépendance rythmique où la barre de mesure devient presque superflue, par l’autonomie des éléments thématiques. Toute trace de carrure, d’enchaînements classiques a disparu. Autour de la flûte et de la harpe, symbolisant la mythologie, l’instrumentation est de la première à la dernière note une suite de sonorités délicieusement inédites, d’alliages subtils, insoupçonnés de tous les prédécesseurs, si grands virtuoses de l’orchestre qu’ils eussent été.

La volupté captieuse de cette rêverie, d’ailleurs fort éloignée de l’érotisme ciselé du beau poème de Mallarmé, a conquis tous les auditoires. Mais cette improvisation qui semble ne suivre que son caprice cache sous ses arabesques une structure très précise, assurant son unité, et où l’on trouve facilement à l’analyse un assemblage des sections du lied et de la sonate.

L’auteur de ce chef-d’œuvre était né le 22 août 1862, à Saint-Germain-en-Laye, dans la petite boutique de faïence que tenait son père. Toute l’ascendance familiale, bourguignonne et parisienne, était faite de vignerons, de menuisiers, serruriers, charrons, débitants de vin. La grand-mère paternelle de Debussy ne savait pas écrire, sa grand-mère maternelle avait été cuisinière.

Ce fut grâce aux générosités de son parrain et de sa marraine, le riche banquier Achille Arosa et sa maîtresse, Clémentine Debussy, la propre tante du petit Claude, que celui-ci, dont les parants s’étaient réinstallés à Paris, put avoir très tôt des échappées sur un monde beaucoup plus vivant et attirant que le milieu familial : vacances à Cannes, sorties, cadeaux. Ce fut également la marraine Clémentine qui fit donner à l’enfant sa première éducation musicale, avec un vieux professeur de piano italien, Cerutti. A ce Cerutti, succéda, quand Claude avait à peine neuf ans, un second professeur, Mme Mauté de Fleurville, depuis peu belle-mère de Varlaine, et que la plupart des biographes tiennent sur ses dire pour une élève de Chopin, bien que l’on n’en ait aucune preuve. Mythomane ou non, cette dame Mauté était en tout cas perspicace et très bon professeur, puisqu’elle décida les parents du gamin à l’aiguiller vers la carrière musicale, et qu’après treize ou quatorze mois de leçons il était admis à dix ans au Conservatoire. Il lui garda toute sa vie une grande reconnaissance, affirmant qu’elle lui avait inculqué « le peu qu’il savait en piano. »

Au Conservatoire, que dirigeait alors Théodore Dubois, Il fut très vite un élève « difficile », en rébellion contre l’enseignement officiel. Il épouvanta son professeur d’harmonie, Emile Durand, par ses chaînes d’accords interdits. Il se heurta violemment à son professeur de piano, le vieux mécanicien Marmontel, qui lui fit avec obstination refuser un premier prix, bien qu’il eût été un pianiste de grand talent selon tous ceux qui l’entendirent.

Mais il ne faudrait pas croire non plus que son futur génie endura un vrai martyre dans la vieille maison. Son maître de solfège et séduit par l’indépendance, la précoce curiosité du petit, et lui ouvrit le premier, plus ou moins en cachette, les partitions de Wagner. Son professeur de composition, Ernest Guiraud, homme intelligent, l’intime de Bizet, le prit en amitié, devina très bien sa personnalité, ne se formalisa point de ses diatribes contre l’École où l’on apprenait « la façon la plus solennellement ridicule d’assembler des sons », et sut le faire profiter de tout ce qui pouvait lui être utile et même indispensable dans cet enseignement. Il est évidemment risible que le plus grand harmoniste de la musique française n’ait pas décernèrent tout de même en 1884 à son assiduité — douze ans ce Conservatoire — leur pus haute récompense, le prix de Rome qui n’était pas encore aussi misérablement dévalué qu’aujourd’hui.

Entre-temps. le jeune Debussy avait eu la chance d’être envoyé à Mme von Meck, la célèbre Égérie platonique de Tchaïkovski , qui désirait un pianiste bon lecteur pour agrémenter son voyage en Europe. Auprès de la Russe, qui ne se déplaçait qu’avec cinq ou six de ses douze enfants, un trio de musiciens et une smalah de domestiques, Claude-Achille durant l’été et une partie de l’automne 1880, vista la Suisse, l’Italie du Nord, le bassin d’Arcachon. Il sut se rendre si attachant que deux années de suite Mme van Meck rappela pour les vacances, cette fois en Russie, son « petit Bussyk », fastueusement appointé et reçu comme un membre de la famille. Le petit Parisien pauvre et encore assez mal léché avait ainsi l’occasion de connaître durant plusieurs mois une existence très confortable, sinon très distinguée, de faire des voyages inespérés. Mme von Meck ’emmena à Florence, à Venise où il vit Wagner, s Vienne où il entendit pour la première fois Tristan dirigé par Hans Righter. Mais au contraire de ce que l’on crut longtemps, son initiation à la musique russe durant ces séjours se borna à peu près au déchiffrage presque quotidien des œuvres de Tchaïkovski, sitôt oubliées que lues, et à quelques auditions de tziganes. Chez Mme von Meck, on s’occupait for peu des Cinq, dont le groupe était d’ailleurs disloqué, et pas du tout de Moussorgski, mort dans le dénuement en 1881. Debussy feuilleta tout au plus quelques pages de Borodine, de Balakirev.

Une photographie de cette époque russe nous montre le visage de Claude-Achille encore enfantin, mais têtu, avec un front bombé et frisé de taurillon, de petit faune encore imberbe, mais des plus doués pour la physique de l’amour. Il allait en parfaire la connaissance dans les bras d’une initiatrice idéale. Mme Vasnier, belle femme de quatorze ans son aînée, mariée à un architecte (ou greffier des bâtiment ?) beaucoup plus âgé qu’elle. Debussy l’avait rencontrée dans un cours de chant où elle exerçait sa jolie voix de soprano léger. Il eut bientôt sa chambre au domicile conjugal, avec l’assentiment de l’époux décidé a fermer les yeux sur les frasques de sa femme, traitant même le nouveau favori paternellement, l’aidant à boucher avec la bibliothèque de la maison les trous les plus voyants de sa culture, très négligée comme chez toutes les bêtes à concours de la musique en France. Debussy, qui n’était jamais allé à l’école ni au collège, eut toute sa vie quelques difficultés avec l’orthographe et le simple calcul.

Prix de Rome pour sa cantate L’enfant prodigue, le lauréat, dès son arrivée à la villa Médicis, en janvier 1885, brame après sa maîtresse perdue, vomit contre Rome des injures dans lesquelles il entre une part de pose, comme on disait alors, de paradoxe, une singerie de Berlioz qui, lui aussi, avait vitupéré la Ville éternelle en s’y rongeant d’amour pour lointaine Harriet, Il faut reconnaître du reste qu’auprès du Paris de ce temps-là, bourdonnant de ses concerts, de ses polémiques, de ses nouveautés, Rome qui ne possédait même pas un bon opéra était bien la villégiature la moins profitable pour un jeune musicien. Debussy affirme ne s’être intéressé qu’à deux ou trois polyphonies religieuse d’Orlando de Lassus et de Palestrina. On avait révélé il y a quelques années sa visite au cieux Verdi, qu’il tint secrète pour ne pas se discréditer chez ses amis parisiens, tous italophobes en musique. Mais depuis, s’autres fouineurs ont nié la réalité de cette anecdote, de même que la visite non moins clandestine de Debussy à Brahms en 1888.

Rentré à Paris au début de 1887, Debussy ne tarde pas à rompre acec les Vasnier pour des motifs inconnus. Il entre dans une période de bohème qui durera jusqu’à la création de Pelléas. Il gîte dans une mansarde du quartier de l’Europe avec sa maitresse, Gaby aux yeux verts. une Normande qui fera carrière dans la galanterie, mais pour l’instant subvient à la marmite commune en travaillant dans un atelier de modiste ou en faisant des ménages. Il rencontre beaucoup de littérateurs et de peintres, Catulle Mendès, Toulouse-Lautrec, noue quelque grandes amitiés, surtout avec Ernest Chausson, Paul Dukas, Pierre Louÿs. Il va à Montmartre chanter avec les noctambules du Chat Noir, de l’Auberge du Clou, où il se lie avec Erik Satie qui tient le piano de cette boîte

C’est aussi la grande période de son wagnérisme. Il est célèbre parmi ses amis pour son habileté à rendre au piano les partitions du maître qu’il étudiait déjà passionnément à Rome. Il tire quelques cachets de ce talent dans des soirées mondaines. Il proclame en toute occasion que Wagner est son musicien favori avec Bach. Deus fois, en 1888 et 1889, il va à Bayreuth, où il entend Tristan, Les Maîtres chanteurs et Parsifal. C’est à la suite de ce second voyage que son admiration commence à se teinter de certaines réserves. Dans cette même année 1889, il a écouté à l’Exposition universelle de Paris.

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