Livre
Ficciones : Jorge Luis Borges
Texte
La princesse de Faucigny Lucinge avait reçu de Poitier sa vaisselle d’argent. Du vaste fond d’une grande caisse bariolée de timbres internationaux sortaient de fines choses immobiles : argenterie d’Utrecht et de Paris avec une dure faune héraldique, un samovar. Parmi celles-ci — avec un frémissement perceptible et léger d’oiseau endormi — palpitait mystérieusement une boussole. La princesse ne la reconnut pas. L’aiguille bleue cherchait le nord magnétique ; les lettres du cadran correspondaient à un des alphabet de Tlön. Telle fut la première intrusion du monde fantastique dans le monde réel. Un hasard qui m’intrigue voulut que je fuisse aussi témoin de la seconde. Elle eut lieu quelques mois plus tard dans l’épicerie d’un Brésilien, à la Cuchilla Negra. Nous revenions de Saint’ Anna, Amorim et moi. Une crue du Tacuarembo nous obligea à expérimenter (et à supporter) cette hospitalité rudimentaire. L’épicier nous installa des lits de camp qui craquaient dans une grande pièce encombrée de tonneaux et de peaux. Nous nous couchâmes, mais nous ne pûmes dormir avant l’aube à cause de l’ivresse d’un voisin invisible qui faisait alterner des jurons inextricables et des rafales de milongas — ou plutôt des rafales d’une seule milonga. Cela va sans dire, nous attribuâmes ces vociférations persistantes au rhum fougueux du patron… À l’aube, l’homme était étendu mort dans le couloir. La dureté de sa voix nous avait abusés : c’était un jeune homme.
Dans son délire, il avait fait tomber de sa ceinture quelques pièces de monnaie et un cône de métal brillant, du diamètre d’un dé. C’est en vain qu’un enfant essaya de ramasser ce cône. Un homme put à peine le soulever. Je le tins quelques minutes dans la paume de ma main : je me rappelle que son poids était intolérable et qu’après avoir retiré le cône, la pression demeura. Je me rappelle aussi le cercle précis qu’il m’avait gravé sur la peau. L’évidence d’un objet tout petit et très lourd à la fois laissait une impression désagréable de dégoût et de peur. un paysan proposa de le jeter dans le fleuve torrentueux : Amorim en fit l’acquisition moyennant quelques pesos. Personne ne savait rien du mort, sinon « qu’il venait de la frontière ». Ces petits cônes très lourds (faits d’un métal qui n’est pas de ce monde) sont l’image de la divinité dans certaines religions de Tlön.
Je mets fin ici à la partie personnelle de mon récit. Le reste est dans la mémoire (si ce n’est dans l’espoir ou la frayeur) de tous mes lecteurs.Qu’il me suffise de rappeler ou de mentionner les faits suivants, avec une simple brièveté de mots que le souvenir concave général enrichira ou amplifiera. Vers 1944, un chercheur du journal The American (De Nashville, Tennessee) exhuma d’une bibliothèque de Memphis les quarante volumes de la Première Encyclopédie de Tlön. On se demande encore aujourd’hui si cette découverte fut fortuite ou si elle fut consentie par les directeurs de l’Orbis Tertius encore nébuleux. La seconde hypothèse est vraisamblable. Quelques traits incroyables du onzième tome (par exemple : la multiplication des hrönir) ont été éliminés ou atténués dans l’exemplaire de Memphis : il est raisonnable d’imaginer que ces corrections obéissent à l’intention de présenter un monde qui ne soit pas trop incompatible avec le monde réel. La dissémination d’objets de Tlön dans divers pays compléterait ce dessin *… Le fait est que la presse internationale divulgua à l’infini la «découverte »… Manuels anthologies, résumé, versions littérales, réimpressions autorisées et réimpressions pirates de la Grande Œuvre des hommes inondèrent et continuent à inonder la terre.Presque immédiatement, la réalité céda sur plus d’un point. Certes, elle ne demandait qu’à céder. Il y a dix ans il suffisait de n’importe quelle symétrie ayant l’apparence d’ordre — le matérialisme dialectique. l’antisémitisme. le nazisme — pour ébaubir les hommes. Comment ne pas se soumettre à Tlön, à la minutieuse et vaste évidence d’une planète ordonnée ? Inutile de répondre que la réalité st des lois divines — je traduis : « des lois humaine » — que nous ne finissons jamais de percevoir. Tlön est peut-être un labyrinthe, mais un labyrinthe ourdi par des hommes et destiné à être déchiffré par les hommes.
- Il reste, naturellement, le problème de la matière de quelques objets.
Le contact et la fréquentation de Tlön ont désintégré ce monde. Enchantée par sa rigueur, l’humanité oublie et oublie de nouveau qu’il s’agit d’une rigueur de joueurs d’échecs et non d’anges. Dans les écoles a déjà pénétré la « langue primitive » (conjecturale) de Tlön ; déjà l’enseignement de son histoire harmonieuse (et plaine d’épisodes émouvants) a oblitéré celle qui présida mon enfance ; déjà dans les mémoires un passé fictif occupe la place d’un autre, dont nous ne savons rien avec certitude — pas même qu’il est faux. La numismatique, la pharmacologie et l’archéologie ont été réformées. Je suppose que la biologie et les mathéatiques attendent aussi leur avatar… Une dynastie dispersée de solitaires a changé la face du monde. Sa tâche se pour suit. Si nos prévisions sont exactes, d’ici cent ans quelqu’un découvrira les cent tomes de la Seconde Encyclopédie de Tlön. Alors l’anglais, le français et l’espagnol lui-même disparaîtront de la planète. Le monde sera Tlön. Je ne m’en soucie guère, je continue à revoir, pendant les jours tranquilles de l’hôtel d’Adrogué, une indécise traduction quévédienne (que je ne pense pas donner à l’impression) de l’Urn Burial de Browne.