Livre
Ficciones : Jorge Luis Borges
Texte
Parmi les doctrines de Tlön, aucune n’a mérité autant le scandale que le matérialisme. Quelques penseurs l’ont formulé, avec moins de clarté que de ferveur, comme qui avance un paradoxe. Pour faciliter l’intelligence de cette thèse inconcevable, un hérésiarque du XIe siècle * imagina le sophisme des neuf pièces de cuivre. Le renom scandaleux de ce sophisme équivaut dans Tlön à celui des apories éléatiques. De ce « raisonnement spécieux » il existe de nombreuses nombre de fois qu’elles furent trouvées ; voici la plus commune :
« Le mardi, X traverse un chemin désert et perd neuf pièces de cuivre. Le jeudi, Y trouve sur le chemin quatre pièces, un peu touillées par la pluie de mercredi. Le vendredi, Z découvre trois pièces sur le chemin. Le vendredi matin, X trouve deux pièces dans le couloir de sa maison. » L’hérésiarque coulait déduire de cette histoire la réalité — id est, la continuité — des neuf pièces récupérées. « Il est absurde (affirmait-il) d’imaginer que quatre des pièces n’ont pas existé entre le mardi et le jeudi, trois entre le mardi et l’après-midi du vendredi, deux entre le mardi et le matin du vendredi.
- Siècle, en accord avec le système duodécimal, signifie une période de cent quarante-quatre ans.
Il est logique de penser qu’elles ont existé — du moins secrètement, d’une façon incompréhensible pour les hommes — pendant tous les instants de ces trois délais. »
Le langage de Tlön se refusait à formuler ce paradoxe ; la plupart ne le comprirent pas. Les défenseurs du sens commun se bornèrent, au début, à nier la véracité de l’anecdote. Ils répétèrent que c’était une duperie verbale, fondée sur l’emploi téméraire de deux néologismes, non autorisés par l’usage et étrangers à toute pensée sérieuse : les verbes « trouver » et « perdre », qui comportaient une pétition de principe, parce qu’ils présupposaient l’identité des neuf premières pièces et des dernières. Ils rappelèrent que tout substantif (« homme », « pièce », « jeudi », « mercredi », « pluie ») n’a qu’une valeur métaphorique. Ils dénoncèrent la circonstance perfide : « un peu rouillées par la pluie du mercredi », qui présuppose ce qu’il s’agit de démontrer : la persistance des quatre pièces, entre le jeudi et le mardi. Ils expliquèrent que l’égalité est une chose et que l’identité en est une autre et ils formulèrent une sorte de reductio ad absurdum, soit le cas hypothétique de neuf hommes qui au cours de neuf serait-il pas ridicule — interrogèrent-ils — de prétendre que cette douleur est la même * ? Ils dirent que l’hérésiarque n’était mû que par le dessein blasphématoire d’attribuer la divine catégorie d’être à de simples pièces et que tantôt il niait la pluralité et tantôt pas.
- Aujourd’hui, une des églises de Tlön soutient platoniquement que telle douleur, telle nuance verdâtre du jaune, telle température, tel son constituent la seule réalité. Tous les hommes, au moment vertigineux du coït, sont le même homme. Tous les hommes qui répèrent une ligne de Shakespeare, sont William Shakespear.
Ils argumentèrent : si l’égalité comporte l’identité, il faudrait aussi admettre que les neuf pièces en sont une seule.
Incroyablement, ces réfutations ne furent pas définitives. Cent ans après que fut énoncé le problème, un penseur non moins brillant que l’hérésiarque, mais de tradition orthodoxe, formula une hypothèse très audacieuse. Cette heureuse conjecture affirme qu’il y a un seul sujet, que ce sujet indivisible est chacun des êtres de l’univers et que ceux-ci sont les organes et les masques de la divinité. X est Y et Z. Z découvre trois pièces parce qu’il se rappelle que X les a perdues ; X en trouve deux dans le couloir parce qu’il se rappelle que les autres ont été récupérées… Le onzième tome laisse entendre que trois raisons capitales déterminèrent la victoire totale de ce panthéisme idéaliste. Le première, le rejet de solipsisme ; la deuxième, la possibilité de conserver la base psychologique des sciences ; la troisième, la possibilité de conserver le culte des dieux. Schopenhauer (le passionné et lucide Schopenhauer) formule une doctrine fort semblable dans le premier volume de Parerga und Paralipomena.
La géométrie de Tlön comprend deux disciplines assez distinctes : la visuelle et la tactile. Cette dernière correspond à la nôtre et on la subordonne à la première. La base de la géométrie ignore les parallèles et déclare que l’homme qui se déplace modifie les formes qui l’entourent. La base de son arithmétique est la notion des nombres indéfinis. Les Tlöniens accentuent l’importance des concepts « Plus grand » et « plus petit », que nos mathématiciens symbolisent par > et par <. Ils affirment que l’opération de compter modifie les quantités et le convertit d’indéfinies en définies. Le fait que plusieurs individus qui comptent une même quantité obtiennent un résultat égal est, pour les psychologues, un exemple d’association d’idées ou de bon entraînement de la mémoire. Nous savons déjà que dans Tlön le sujet de la connaissance est un et éternel.
Dans les habitudes littéraires, l’idée d’un sujet unique est également toute-puissante. Il est rare que les livres soient signés. La conception du plagiat n’existe pas : on a établi que toutes les œuvres sont l’œuvre d’un seul auteur, qui est intemporel et anonyme. La critique invente habituellement des auteurs ; elle choisit deux œuvres dissemblables — disons le Tao Te King et Les mille et Une Nuits –, les attribue à un même écrivain, puis détermine en toute probité la psychologie de cet intéressant homme de lettres.
Les livres sont également différents. Les ouvrages de fiction embrassent un seul argument, avec toutes les permutations imaginables. Ceux qui sont de nature philosophique contiennent invariablement la thèse et l’antithèse, le pour et le contre rigoureux d’une doctrine. Un livre qui ne contient pas son contre-livre est considéré comme incomplet.