Livre
Ficciones : Jorge Luis Borges
Texte
Hume a noté pour toujours que les arguments de Berkeley n’admettaient pas la moindre réplique et n’entraînaient pas la moindre conviction. Cette opinion est tout à fait juste quand on l’applique à la terre ; tout à fait fausse dans Tlön. Les peuples de cette planète sont — congénitalement — idéalistes. Leur langage et les dérivations de celui-ci — la religion, les lettres, la métaphysique — présupposent l’idéalisme. Pour eux, le monde n’est pas une réunion d’objets dans l’espace ; c’est une série hétérogène d’actes indépendants. Il est successif, temporel, non spatial. Il n’y a pas de substantif dans la conjecturale Ursprache de Tlön, d’où proviennent les langues « actuelles » et les dialectes : il y a des verbes impersonnels, qualifiés par des suffixes ( ou des préfixes ) monosyllabiques à valeur adverbiale. Par exemple : il n’y a pas de mot qui corresponde au mot « lune », mais il y a un verve qui serait en français « lunescer » ou « luner ».
- pero hay un verbo que sería en espagñol lunecer o lunar.
« La lune surgit sur le fleuve » se dit hlör u fang axaxaxas mlö soit, dans l’ordre : « après une fluctuation persistante, il luna. » (Xul Solar traduit brièvement : « Il hop-après-fluence-luna » Upward, behind the onstreaming it mooned.)
Ce qui précède se rapporte aux langues de l’hémisphère austral. Pour celles de l’hémisphère boréal (Sur l’Ursprache duquel il y a fort peu de renseignements dans le onzième tome) la cellule primordiale n’est pas le verbe, mais l’adjectif monosyllabique. Le substantif est formé par une accumulation d’adjectifs. On ne dit pas « lune », mais « aérien-clair-sur-rond-obscur »ou « orangé-ténu-du-ciel » ou n’importe quelle autre association. Dans le cas choisi, la masse d’adjectifs correspond à un objet réel ; le fait est purement fortuit. Dans la littérature de cet hémisphère (comme dans le monde subsistant de Meinong) abondent les objects idéaux convoqués et dissous en un moment, selon les besoins poétique. Il sont quelquefois déterminés par la pure simultanéité. Il y a des objets composés par a pure simultanéité. Il y a des objets composés de deux termes, l’un de caractère visuel et l’autre auditif : le couleur de l’aurore et le cri lointain d’un oiseau. D’autre sont composés de nombreux termes : le soleil et l’eau contre la poitrine du nageur, le rose vague et frémissant que l’on voit les yeux fermés, la sensation de quelqu’un se laissant emporter par un fleuve et aussi par le rêve. Ces objet au second degré peuvent se combiner à d’autres ; grâce à certaines abréviations, le processus est pratiquement infini.
Il y a des poèmes fameux composés d’un seul mot énorme. Ce mot intègre un objet poétique créé par l’auteur. Le fait que personne ne croie à la réalité des substantifs rend, paradoxalement, leur nombre interminable. Les langues de l’hémisphère boréal de Tlön possèdent tous les noms des langues indo-européennes — et bien d’autres encore.
Il n’est pas exagéré d’affirmer que la culture classique de Tlön comporte une seule discipline : la psychologie. Les autres lui sont subordonnées. J’ai dit que les hommes de cette planète conçoivent l’univers comme une série de processus mentaux, qui ne se développent pas dans l’espace mais successivement dans le temps. Spinoza attribue à son inépuisable divinité les attributs de l’étendue et de la pensée ; personne dans Tlön ne comprendrait la juxtaposition du premier (qui est seulement typique de certains état) et du second — qui est un synonyme parfait du cosmos. Soit dit en d’autres termes : ils ne conçoivent pas que le spatial dure dans le temps. La perception d’une fumée à l’horizon, puis de champ incendié, puis de la cigarette à moitié éteinte qui produisit le feu, est considérée comme un exemple d’associations d’idées.
Ce monisme ou idéalisme total annule la science. Expliquer (ou juger) un fait c’est l’unir à un autre ; cet enchaînement, dans Tlön, est un état postérieur de sujet, qui ne peut affecter ou éclairer l’état antérieur. Tout état mental est irréductible : le simple fait de le nommer — id est, de le classer — implique une adultération. On pourrait e déduire qu’il n’y a pas de sciences dans Tlön — ni même de raisonnements.
La vérité paradoxale est qu’elles existent, en nombre presque innombrable. Pour les philosophies, il en est de même que pour les substantifs dans l’hémisphère boréal. Le fait que toute philosophie soit a priori un jeu dialectique, une Philosophie des Als Ob, a contribué à les multiplier. Les systèmes incroyables abondent, mais ils ont une architecture agréable ou sont de type sensationnel. Les métaphysiciens de Tlön ne cherchent pas la vérité ni même la vraisemblance : ils cherchent l’étonnement. Ils jugent que la métaphysique est une branche de la littérature fantastique. Ils savent qu’un système n’est pas autre chose que la subordination de tous les aspects de l’univers à l’un quelconque d’entre eux. La phrase tous les aspects doit même être rejetée, car elle suppose l’addition impossible de l’instant présent et des passés. Le pluriel les passés n’est pas légitime non plus, cat il suppose une autre opération impossible… Une des écoles de Tlön en arrive à nier le temps ; elle raisonne ainsi : le présent est indéfini, le futur n’a de réalité qu’en tant qu’espoir présent, le passé n’a de réalité qu’en tant que souvenir présent *. Une autre école déclare que tout le temps est déjà révolu et que notre vie est à peine le souvenir ou le reflet crépusculaire, et sans doute faussé et mutilé, d’un processus irrécupérable. Une autre, que l’histoire de l’univers — et dans celle-ci nos vies et le détail le plus ténu de nos vies — est le texte que produit un dieu subalterne pour s’entendre avec un démon.
Une autre, que l’univers est comparable à ces cryptographies dans lesquelles tous les symboles n’ont pas la même valeur et que seul est vrai ce qui arrive toutes les trois cents nuits. Une autre, que pendant que nous dormons ici, nous sommes éveillés ailleurs et qu’ainsi chaque homme est deux hommes.