Livre
Ficciones : Jorge Luis Borges
Texte
II
À l’hôtel d’Adrogué, parmi les chèvrefeuilles débordants et dans le fond illusoire des miroirs, persiste quelque souvenir limité et décroissant d’Herbert Ashe, ingénieur des Chemin de fer du Sud. Il souffrit d’irréalité sa vie durant, comme tant d’Anglais ; mort, il n’est même plus le fantôme qu’il était déjà alors. Il était grand et dégoûté, et sa barbe rectangulaire fatiguée avait été rousse.
Je crois qu’il était veuf, sans enfants. Il allait de temps en temps en Angleterre pour visiter (j’en juge d’après des photographies qu’il nous a montrées) un cadran solaire et quelques chênes. Mon père s’était lié avec lui (le verbe est excessif) d’une de ces amitiés anglaises qui commencent par exclure la confiance et qui bientôt omettent le dialogue. Ils avaient pris l’habitude d’échanger des livres et des journaux et de s’affronter aux échecs, sans mot dire… Je me le rappelle dans le couloir de l’hôtel, un livre de mathématiques à la main, regardant parfois les couleurs irrécupérables du ciel. Un après-midi, nous parlâmes du système duodécimal de numération (dans lequel « douze » s’écrit « dix »). Ashe dit qu’il était précisément en train de traduire je ne sais quelle tables duodécimales en tables sexagésimales (dans lesquelles « soixante » s’écrit « dix »). Il ajouta que ce travail lui avait été commandé par un Norvégien, dans Rio Grande do Sul. Huit ans que nous le connaissions et il n’avait jamais mentionné son séjour dans cette région… Nous parlâmes de vie pastorale, de capangas, de l’étymologie brésilienne du mot gaucho (que quelques vieux Uruguayens prononcent encore gaoucho) et nous ne dîmes rien de plus — Dieu me pardonne — de fonctions duodécimales. En septembre 1937 (nous n’étions pas à l’hotel) Herbert Ashe mourut d’une rupture d’anévrisme. Quelqus jours auparavant, il avait reçu du Brésil un paquet cacheté et recommandé. C’était un grand in-octavo. Ashe le lassa ay bar où — plusieurs mois après — je trouvai.
Je me mis à le feuilleter et j’éprouvai un vertige étonné et léger que je me décrirai pas, parce qu’il ne s’agit pas de l’histoire de mes émotions, mais d’Uqbar, de Tlön et d’Orbis Tertius. Au cours d’une nuit de l’Islam qu’on appelle la Nuit des Nuits, les portes secrètes du ciel s’ouvrent toutes grandes et l’eau est plus douce dans les cruches ; si ces portes s’ouvraient, je n’éprouverais pas ce que j’éprouvai ce jour-là. Le livre était rédigé en anglais et comprenait mille et une pages. Sur son dos en cuir jaune je lus ces mots curieux que reproduisait le frontispice : A First Encyclopaedia of Tlön. Vol. XI. Hlaer to Jangr. Il n’y avait aucune indication de date ni de lieu. À la première page et sur une feuille de papier de soie qui recouvrait une des planches en couleurs était imprimé un ovale bleu avec cette inscription : Orbis Tertius. Deux ans auparavant j’avais découvert dans un volume d’une certaine encyclopédie pirate la description sommaire d’un faux pays ; à présent le hasard me procurait quelque chose de plus précieux et de plus ardu. À présent j’avais entre les main un vaste fragment méthodique de l’histoire totale d’une planète inconnue, avec ses architecture et ses querelles, avec la frayeur de ses mythologies et la rumeur de ses langues, avec ses empereurs et ses mers, avec ses minéraux et ses oiseaux et ses poissons, avec son algèbre et son feu, avec ses controverses théologique et métaphysiques. Tout cela articulé, cohérent sans aucune visible intention doctrinale ou parodique.
Dans le onzième tome dont je parle, il y a des allusions à des volumes ultérieurs et précédent. Nestor Ibarra, dans un article déjà classique de la NRF, a nié l’existence de ces à-côtés. Ezequiel Martínez Estrada et Drieu La Rochelle ont réfuté, peut-être victorieusement, ce doute. Le fait est que jusqu’à présent les enquêtes les plus diligentes ont été stériles. C’est en vain que nous avons bouleversé les bibliothèques des deux Amériques et d’Europe. Alphonso Reyes, excédé de ces fatigues subalternes de caractère policier, propose qu’à nous tous nous entreprenions le travail de reconstituer ex ungue leonem les tomes nombreux et massifs qui manquent. il estime sérieux et badin à la fois, qu’une génération de lönistes peut y suffire. Ce calcul hasardeux nous ramène au problème fondamental : Quels furent les inventeurs de Tlön ? Le pluriel est inévitable, car l’hypothèse d’un seul inventeur — d’un Leibniz infini travaillant dans les ténèbres et dans la modestie — a été écartée à l’unanimité. On conjecture que ce brave new world est l’œuvre d’une société secrète d’astronomes, de biologistes, d’ingénieurs, de métaphysiciens, de peintres, de géomètres… dirigés par un obscur homme de génie. Les individus qui dominent ces disciplines diverses abondent, mais non les hommes capables d’invention et moins encore ceux qui sont capables de subordonner l’invention à un plan systématique rigoureux. Ce plan est si vaste que la contribution de haque écrivain est infinitésimale. Au début, on crut que Tlön était un pur chaos, une irresponsable licence de l’imagination ; on sait maintenant que c’est un cosmos, et les lois intimes qui le régissent ont été formulées, du moins provisoirement. Qu’il me suffise de rappeler que l’ordre observé dans le onzième tome est si lucide et si juste que les contradictions apparentes de ce volume sont la pierre fondamentale de la preuve que les autres existent Les revues populaires ont divulgué, avec un excès pardonnable, la zoologie et la topographie de Tlön ; je pense que ses tigres transparents et ses tours de sang ne méritent pas, peut-être, l’attention continuelle de tous les hommes. J’ai l’audace de demander quelque minutes pour exposer sa conception de l’univers.